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a que trop bien préparés : je veux dire l’habitude d’accuser le gouvernement de tout ce qui arrive, corollaire d’une autre tendance aussi funeste et plus méprisable, qui est de ne jamais compter sur soi-même, et d’attendre tout de la protection d’un maître. En France, on le sait, nous passons alternativement d’une de ces dispositions à l’autre ; notre histoire se divise en deux sortes de périodes intermittentes : celle où nous prions notre gouvernement de tout faire pour nous, et celle où nous nous en prenons à lui de tout ce que nous l’avons prié de faire. Après une assez longue station dans la seconde période, nous sommes rentrés aujourd’hui, jusqu’à nouvel ordre, dans la première. L’Algérie en est restée ou plutôt revenue où nous en étions il y a douze ans, et, en vertu de la loi physique qui veut que la réaction égale toujours l’action, l’impatience contre les procédés administratifs est en proportion de l’ingérence véritablement excessive qu’on lui a permise. En entreprenant de préserver la colonie naissante de toutes les traverses auxquelles ce genre d’établissement est nécessairement exposé, l’ancienne administration a rendu à la France et aux colons, ou plutôt s’est rendu à elle-même le mauvais service d’entretenir des illusions qu’on lui reproche amèrement quand l’événement vient les démentir. Elle n’a laissé ni les colons ni la France regarder en face la vérité rude qu’ils avaient résolu d’affronter ; elle a interposé entre eux et la nature des choses le fantôme d’une protection impuissante qui les fait vivre dans un monde d’espérances d’abord, puis de griefs imaginaires, et qui, après les avoir séduits comme un mirage, finit par les oppresser comme un cauchemar.

Cette protection est impuissante, disons-nous, et c’est encore ce qu’on en peut dire de mieux, car si elle pouvait quelque chose, elle serait funeste. Bien loin d’attirer, elle éloignerait de la colonie les deux élémens qui forment ce que j’ai appelé la véritable matière émigrante, l’esprit d’entreprise et les capitaux. La combinaison de ces deux élémens est rare partout, plus rare encore en France qu’ailleurs, mais elle est pourtant indispensable, et je ne sais en vérité lequel des deux est plus rebelle et plus antipathique à la protection administrative. Un bon, un vrai colon, avons-nous dit, est celui qui sait se passer de société et de gouvernement : il faut qu’il se suffise à lui-même pour pouvoir s’aventurer dans des régions où tout manque ; mais un tel homme, précisément parce qu’il est tel, a l’horreur instinctive de la tutelle et des tuteurs. Il ne quitte généralement son pays, et principalement un pays comme la France, où la vie, Dieu merci, est facile et où le travail n’est pas sans récompense, que parce que les règlemens auxquels sont assujetties les sociétés bien policées lui paraissent trop gêner l’indépendance de ses mouvemens.