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ses poètes ordinaires, il a une fausse légèreté ; mais les Français trouvent un attrait à tout compatriote qu’ils rencontrent sur la terre étrangère. Ce jour-là, je fis un cordial accueil au frivole et pédant héros de la chanson classique, qui me parut transformé suivant mes goûts, c’est-à-dire tout rempli de rêverie allemande et de bonhomie guerrière.

Le lendemain, le premier aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud me donna l’ordre de me porter avec mon détachement jusqu’à un village où se trouvaient un fonctionnaire russe et un poste d’infanterie que je devais enlever. Un Tartare revêtu d’un burnous de spahi me servit de guide. Les ordres que l’on m’avait donnés furent accomplis. Le soir, je regagnais le camp français avec une chaise de poste où était l’agent russe, qui à l’arrivée des spahis se disposait à fuir, et quelques chariots de réquisition où j’avais fait monter les soldats ennemis surpris par mes cavaliers. Le maréchal Saint-Arnaud était absent quand notre petite troupe revint avec ses prisonniers. Il était monté à cheval pour visiter son bivouac. On profita de cette circonstance pour placer aux deux côtés de sa tente les fusils que nous venions de prendre. C’étaient deux bien modestes trophées à coup sûr ; le maréchal les vit cependant avec plaisir à son retour. Ces armes et ce petit groupe de personnages excitaient dans le camp une curiosité que comprendront tous ceux qui ont assisté aux débuts d’une guerre. Chacun est impatient de voir comment est fait, comment est vêtu et armé l’adversaire qu’il va combattre. Les premiers prisonniers ont pour les soldats une sorte d’attrait mystérieux. Ceux qu’amenaient mes spahis confirmaient tout ce que j’avais recueilli sur l’armée russe. Cette ardeur intelligente qu’expriment les traits des soldats français, et qui devient à certaines heures une si terrible puissance, manquait à ces honnêtes visages, Malgré tout ce que j’ai entendu dire sur la discipline moscovite, mes premiers rapports avec le sous-officier qui commandait ce poste ennemi me causèrent une sorte de stupeur. C’était un vieux soldat rompu à la discipline de son pays. Quand il eut rendu ses armes, je lui adressai par la bouche d’un interprète quelques questions. Il m’écoutait la main à son bonnet, les deux talons sur la même ligne, dans une attitude si complètement immobile que la vie semblait s’être subitement retirée de lui. Quand il me répondait, ses lèvres remuaient sans que le mouvement se communiquât à aucune autre partie de son corps. Notre entretien terminé, il fit face en arrière par un demi-tour lentement exécuté, et se mit à marcher en ligne droite d’un pas méthodique. Il arriva que j’eus besoin de le rappeler ; il s’arrêta subitement et carrément, sans déranger d’une ligne la position de ses épaules et de sa tête, se retourna de mon côté par un second demi-