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navires, chaloupes, qui s’accumulaient à Varna. Le moment arriva enfin où les premières troupes reçurent l’ordre de s’embarquer sur cette flotte qui allait les porter à des périls inconnus et à des victoires certaines. Malgré le singulier attrait que m’avait offert mon bivouac de la Mer-Noire, j’abandonnai avec une joie profonde les rivages de la Bulgarie. J’occupais avec mes spahis une frégate turque qui avait été mise tout entière à notre disposition. Le capitaine de ce bâtiment, silencieux et réservé à la manière des Orientaux quand ils se piquent de courtoisie, ne nous importunait jamais de sa présence. Il s’était confiné sur son navire dans un réduit qu’il ne quittait point. En aucun temps de ma vie et en aucun lieu de ce monde, je n’ai plus goûté le charme tranquille de l’intérieur qu’à cette époque de luttes imminentes, sur cette embarcation confiée à une mer lointaine et baignant des côtes ennemies. Mes spahis et leurs chevaux étaient établis sur le pont. Presque toutes mes heures s’écoulaient dans un grand salon où je bivouaquais avec les officiers de mon détachement. Le repas terminé, tandis que mes compagnons prolongeaient la soirée en causant et fumant autour de moi, je me couchais avec une indicible volupté dans un coin de cette vaste pièce, et j’entrais dans des nuits qui resteront assurément parmi les meilleures dont j’aurai joui en ce monde. Une nuit surtout, — que le souvenir en soit béni ! — je sentais sous le mouvant plancher de ma chambre une mer assez grosse pour faire monter à mon cerveau un léger parfum de danger sans le troubler dans sa paresse par le souci d’un péril urgent et debout. Réveillé tout à coup entre deux songes, je m’abandonnais aux mouvemens de la puissante berceuse qui allait bientôt me rejeter dans le sommeil. Je songeais avec une tristesse sans amertume à toute sorte de choses passées, dépouillées de leur âpreté offensante par les espaces qui me séparaient d’elles ; puis j’entrevoyais, comme une image discrète et charmante, comme cette statue voilée de la mystérieuse déesse chère à l’imagination des anciens, l’avenir qui m’attendait sur le rivage où me poussaient mes destinées.

Il y avait déjà plus d’une semaine que nous voguions dans la Mer-Noire, quand tout à coup, à la fin d’une chaude journée, un mouvement extraordinaire se manifesta dans la flotte. Nous étions en vue de la Crimée, à la hauteur d’Eupatoria. Je ne puis m’empêcher de faire ici une réflexion qui s’est offerte à mon esprit plus d’une fois : pour bien jouir de certains spectacles de la vie humaine, les meilleures places sont les plus obscures. Les grands événemens, quand on ne connaît nul des laborieux efforts qui les amènent, ont une sorte de charme théâtral que l’imagination goûte avec délices. Ce sont des décorations qui se présentent à vous toutes dressées. Si au