Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profondément attristé. Cet homme résolu montra en cette occasion le dévouement qui allait toujours grandissant dans sa nature épuisée. Les flammes entouraient un bâtiment où l’on avait amassé une énorme quantité de munitions et de poudre. On était sous la menace incessante d’une explosion qui pouvait en un moment porter de plus cruels coups à notre armée que la plus désastreuse bataille. On avait enveloppé la poudrière de toiles mouillées, maintenues énergiquement par quelques soldats sur des murs que la chaleur envahissait déjà. Le maréchal resta constamment près de l’édifice qu’une étincelle pouvait transformer en volcan. Il attendit pour se retirer, lui qui avait un besoin si impérieux de repos, que tout péril eût disparu, que l’incendie, combattu, traqué et enfin enfermé par nos troupes dans un réduit où sa rage devenait impuissante, eût fini par expirer. Varna, au sortir de cette nuit, n’offrait point le spectacle auquel je m’attendais. Les rues étaient, il est vrai, jonchées de débris ; plus d’un monument était abattu ou effondré, les bazars étaient devenus des monceaux de ruines ; mais les villes d’Orient sont faites ainsi, que les plus grandes catastrophes n’y produisent pas cette tristesse insolite dont le moindre accident frappe nos villes. Ces cités, depuis les temps bibliques, sont accoutumées à être battues par l’aile de tous les fléaux. Que ce soit la guerre, la peste ou l’incendie qui fondent sur elles, leur aspect de morne paresse ou d’apathique désordre est toujours le même ; elles sont éternellement un chaos sur lequel se promène un esprit stérile et indolent.

Quant à l’effet produit sur nos troupes par ce sinistre événement, il était oublié déjà. Nos soldats couraient à travers les rues, riant de mille incidens que faisaient naître les débris amoncelés sous leurs pas. Bientôt, une nouvelle qui se répandit dans les camps vint faire disparaître jusqu’au souvenir de cet épisode : on apprit qu’une expédition contre Sébastopol était résolue. Comment les soldats peuvent-ils connaître avec cette rapidité des secrets confiés à un petit nombre d’hommes, sûrs, réfléchis, et gardés par ces hommes religieusement ? C’est ce qui a excité l’étonnement bien des fois. Il semble que l’âme d’une armée ait commet la prescience de l’œuvre qui va réclamer ses efforts. Ce qui est certain, c’est que, quinze jours avant notre départ, nul d’entre nous ne doutait du coup hardi que nous allions porter en Crimée.

Nous n’étions point encore délivrés du choléra, mais c’était un monstre rassasié, ne demandant plus que de rares victimes ; puis l’espoir d’une prochaine aventure, étrange, éclatante, hardie, avait produit sur l’esprit français l’effet que l’on peut imaginer. On regardait avec une curiosité avide tous les moyens de transport, vaisseaux,