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a particulièrement disparu de la société que les mœurs modernes nous ont faite. Avec ses habitudes d’une simplicité presque exagérée, sa vie sobre, dure, rompue à toutes les privations, il possédait la seule élégance qu’il m’ait jamais été possible d’apprécier ; il considérait l’esprit avec toutes ses grâces comme destiné uniquement à servir les vouloirs généreux du cœur. Ainsi je me rappelle qu’un jour, en me parlant d’un péril qu’avait couru sous ses yeux un homme dont il aimait l’intelligence, il me disait : « Jamais je ne suis plus heureux qu’en voyant bravement s’exposer les gens chez qui la pensée me paraît avoir quelque valeur. Si j’avais un conseil à donner aux hommes réputés hommes de génie, je leur dirais : Menez votre génie au danger ; croyez qu’il vous impose non point le devoir de vous ménager, mais un devoir tout contraire. » Son existence entière ne fut que l’application de ces maximes. Ce Bayard avait reçu du ciel le talent de Saint-Simon ; Dieu sait, pour employer le langage de M. de Turenne, à quels périls il conduisait la carcasse où résidait ce merveilleux esprit[1].

J’étais avec ce compagnon quand, un peu avant le tomber du jour, j’aperçus une épaisse fumée qui venait du côté de Varna. C’était le début de ce terrible incendie qui fut un si cruel chagrin pour le maréchal Saint-Arnaud. Je courus aussitôt dans la ville, où régnait une atmosphère embrasée ; on m’enjoignit de regagner au plus vite mon bivouac, de garantir mes chevaux contre tout débris que des explosions pourraient lancer, et d’attendre des ordres. Cependant la nuit était arrivée, favorisant un de ces spectacles dont on savoure à regret l’horreur. La ville entière semblait en flammes ; le feu détruisait les bazars. En dévorant tous ces abris en bois qui abondent dans les pays musulmans, il jetait une lueur brillante et claire comme celle dont se réjouissent les enfans autour d’un foyer patriarcal. A côté de cette blanche lumière s’élevait une lumière rouge, sanglante, sinistre ; c’était la clarté de l’incendie s’attaquant à d’énormes poutres, se jetant avec une aveugle furie contre des constructions en pierres. Je me rappelle un minaret qui tout à coup fut enlacé par de longs serpens de flammes ; droit, élégant, majestueux, ce monument de la piété musulmane me fit songer au Laocoon du sculpteur antique. Il semblait devenu un être vivant, luttant contre une fatale étreinte ; après quelques instans d’une véritable agonie, je le vis s’affaisser et disparaître. Cet incendie, frappant tout à coup une ville ravagée par le choléra, avait comme un caractère de fléau céleste dont le maréchal de Saint-Arnaud fut

  1. Le colonel de La Tour du Pin n’était pas seulement en effet un brave militaire, c’était aussi un écrivain distingué, et on peut voir de lui, dans la Revue, un récit d’un vif intérêt, l’Expédition de Constantine, dans la livraison du 1er mars 1838.