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rappelle quelques épisodes qui ne manquaient pas d’une grâce navrante. En Turquie, on n’enveloppe pas les morts de ce linceul où nous roulons ceux que nous avons le plus aimés. On revêt de leurs plus brillans habits les êtres que l’on a perdus, et on les porte sous le ciel, à visage découvert. Je me rappelle une jeune fille, presque une enfant, que l’on portait ainsi ; elle avait autour du front une couronne de roses blanches ; le jour auquel on la montrait pour la dernière fois éclairait doucement sa chaste et frêle beauté ; une femme la suivait en pleurant, sa mère sans doute. J’aurais presque pleuré comme la pauvre désolée dont la terre allait prendre le trésor.

Pourquoi cette poignante tristesse dont nous pénètrent quelques détails obscurs d’un malheur isolé et cette profonde indifférence où nous laissent parfois les plus formidables spectacles des calamités publiques ? Pourquoi ces larmes dans nos yeux devant une mère qui pleure son enfant et cette implacable sécheresse de notre regard contemplant sur un champ de bataille ces immenses nappes de cadavres, voile sanglant que la gloire jette sur la terre pour nous apparaître dans son éclat ? Je n’en sais rien ; cela est ainsi ; je subis sans la comprendre, comme tant d’autres, cette mystérieuse loi de notre destin. Je dînais habituellement devant ma tente ; ma table était à quelques pas de cette voie funèbre continuellement couverte de cercueils, et pourtant je songe avec plaisir à ces repas. Rien de ce qui élève l’esprit, de ce qui fait appel aux parties énergiques et hautes de notre nature ne laisse une trace vraiment pénible dans notre souvenir. Dans le présent comme dans le passé, on ne se sent vraiment opprimé que par les vulgarités de la vie. Un soir, pendant un de ces repas, j’eus comme une vision céleste : je croyais à un jeu de mon imagination. Ce n’était pourtant pas une illusion, c’était bien une réalité qui occupait mon regard. J’aperçus, sur cette route du cimetière, deux sœurs de charité, avec ces coiffes qui mettent à leurs fronts recueillis comme deux ailes. La tête inclinée, les bras sur leurs poitrines, elles marchaient de ce pas léger, droit et sûr, qui semble représenter le trajet à travers la vie de ces âmes sans souillures. La première blessure qui ait déchiré ma chair a été pansée par des sœurs de charité. Ce n’est pas un vague sentiment de poésie, c’est le solide lien d’une profonde reconnaissance qui m’attache à ces pieuses filles. Jamais les deux patries qu’à certaines heures nous confondons dans un même amour, la patrie d’ici-bas et la patrie de là-haut, ne s’offrirent à moi sous des traits plus sensibles et plus dignes qu’en cet instant. Depuis quelques jours, Varna possédait des sœurs de charité. Sur cette terre musulmane, dans ce pays où toute action vivifiante est frappée de stérilité par le monstrueux