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eu plus de clairvoyance et de modestie, il n’avait plus qu’un seul refuge dans le monde, l’amour et l’admiration de Charlotte. Aussi ses lettres, déjà si ardentes au début, prennent-elles dans les derniers temps un caractère particulier d’exaltation. La douleur y perce à chaque ligne ; il y a des instans où le désespoir éclate : « O Charlotte ! je ne suis plus moi-même ; vais-je devenir une ombre, une moitié d’homme, moi qui ai en horreur tout ce qui est incomplet, inachevé, tout ce qui n’existe qu’à demi ?… Ici tout est sans couleur et sans vie. Ton amour seul est pour moi lumière, floraison, sonorité. Me rendras-tu mon âme quand je te presserai dans mes bras ? Il le faudra bien, je n’en ai plus maintenant… » Quels ravages ont faits dans l’intelligence d’Henri Stieglitz ces cinq années d’études mal dirigées et d’exaltation solitaire ! En 1823, il partait heureux, inspiré, plein de vie et d’espoir ; il revient en 1828 sombre, malade, farouche, frappé d’inertie morale, et il crie à sa fiancée : « Me rendras-tu mon âme ? »

Me rendras-tu mon âme ? C’est la question sinistre qui domine la seconde partie de cette histoire. Henri Stieglitz arrive à Leipzig, au mois de juillet 1828, pour épouser sa fiancée ; la cérémonie terminée, ils doivent partir tous les deux, visiter les bords du Rhin, parcourir la Westphalie, le Hanovre, et, de ville en ville, s’acheminer jusqu’à Berlin, où Stieglitz est rappelé par ses fonctions au commencement d’octobre. Ce jour, qu’ils invoquaient depuis cinq ans l’un et l’autre avec une sorte d’impatience fiévreuse, le voici qui se lève enfin. Hélas ! quel désenchantement ! Le poète l’a dit :

L’idéal tombe en poudre au toucher du réel.

La réalité qui s’offre à eux subitement avec une clarté désespérante, c’est la situation qu’ils se cachaient dans les effusions de leurs lettres, ou dont ils espéraient triompher. Désormais plus d’illusions et plus d’espoir. Charlotte voit très nettement ce qu’elle avait soupçonné plus d’une fois : la maladie intellectuelle d’Henri, ses alternatives de surexcitation et de langueur, sa lutte secrète et impuissante contre la nature de son esprit, enfin la méprise où il s’obstine en se croyant un grand poète. Henri, de son côté, devine la pensée de Charlotte, malgré le soin qu’elle met à la cacher ; il n’espère plus être sauvé par elle, et à l’heure où une nouvelle existence devrait commencer pour lui, il se sent la mort au fond de l’âme. Douloureux contraste ! Charlotte Willhoeft a vingt-deux ans ; elle est belle, elle est admirée de tous pour sa grâce si chaste, pour son esprit si riche, et l’heureux jeune homme qui possédera ce trésor excite bien des pensées d’envie ; Henri Stieglitz a vingt-cinq ans, on l’admire aussi pour ses qualités brillantes, on parle de son avenir d’écrivain. Qu’ils font plaisir à voir, ce fier jeune homme, cette belle jeune