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maîtres et les juges les plus redoutables. Quand un homme tel que M. Auguste Boeckh interroge un candidat sur la langue et la civilisation de la Grèce, quand un philosophe comme Hegel l’examine sur les lois de la raison et la marche des idées, quand des historiens comme Raumer et Ideler lui font débrouiller maints problèmes de chronologie, maintes difficultés de l’histoire politique, il faut être bien sûr de soi pour ne pas trembler devant un pareil tribunal. Ces épreuves furent une sorte de triomphe pour Henri Stieglitz. Boeckh, Raumer, Ideler, le félicitèrent en amis, Hegel lui serra cordialement la main ; tous ces maîtres austères souriaient doucement au jeune poète et semblaient lui dire tout bas : « Viens avec nous ; ta vocation, c’est la science. Renonce à tes ambitions poétiques, gardes-en seulement un amour plus sincère, un sentiment plus vif de la beauté ; ce sera ton guide dans nos régions sévères, ce sera pour toi un gage d’originalité parmi les maîtres de la critique. »

Ces avis salutaires, sa conscience les lui donna aussi plus d’une fois, et ce fut toujours en vain. Il était décidé à ne pas les entendre. Une autre voix, celle de l’orgueil ou du moins de l’illusion, l’entretenait dans ses chimères. Et puis Charlotte était là qui croyait remplir son devoir en protégeant le jeune poète contre ses défaillances. Les découragemens d’Henri Stieglitz étaient comme les avertissemens de son esprit ; Charlotte les combattait au nom de la poésie, au nom de la gloire, et toutes ces flatteuses paroles dans la bouche de la brillante jeune fille enivraient l’imagination du rêveur. Il luttait alors contre lui-même, et il s’acharnait à la poursuite de l’impossible ; de là une agitation intérieure toujours plus vive chez lui, et qui se traduisait par une irritabilité singulière. Tantôt il se glorifiait le plus naïvement du monde, tantôt il s’indignait de ne pas se voir placé au premier rang des poètes et traité comme un maître. Un soir, à souper, dans un salon de Berlin, Henri Stieglitz se trouva placé auprès d’un certain M. Gehe, poète amateur que la poésie ne tourmentait guère. Vers la fin du repas, Hegel, qui s’était levé de table et qui passait auprès des deux convives, les aperçut et dit : « Ah ! voilà les deux poètes ensemble. » Stieglitz fut exaspéré de se voir associé à ce rimeur ; il répondit avec une vivacité amère : « Seriez-vous bien content, monsieur le professeur, si quelqu’un, vous apercevant par hasard auprès de M. Krug, vous disait : Voilà les deux philosophes ! » Faire la leçon à Hegel, dire une impertinence à son voisin de table, offenser le bonhomme Krug, qui n’était pas un penseur méprisable, — tout cela n’est qu’une bagatelle pour Henri Stieglitz quand sa vanité l’enivre. Ces éloges qu’on ne lui prodigue pas avec assez d’enthousiasme, cette place à part qu’on oublie de lui assigner, il se les donnera lui-même dans ses lettres à Charlotte. Au moment où il achevait en 1827 une série de poèmes qui devaient paraî