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ma lettre du 24 juin, deux fois je t’ai écrit, et deux fois le péon porteur de la malle a été arrêté par des maraudeurs qui ont brisé les boîtes à dépêches et jeté les lettres au vent. Je connais si bien les anxiétés dont ton cœur est agité à mon endroit, que je tiens dès le début à t’expliquer les causes de mon long et involontaire silence. J’ajouterai sans plus tarder la bonne nouvelle que tu ne saurais plus nourrir, avec quelque apparence de raison, la moindre inquiétude sur mon sort. Les myriades de pandys qui désolent ces contrées sont impuissans désormais à toucher un cheveu de ma tête. Deux mots pour suppléer à mes lettres perdues et rétablir l’ordre chronologique des faits. C’est dans les premiers jours d’août que la petite colonie européenne réfugiée au sein des remparts de Nawabgunge vit arriver avec un bonheur indicible une colonne de secours composée d’un régiment sikh et de quelques volontaires du Bengal yeomanry cavalry. Deux mortels mois de détention avaient épuisé ma patience ; aussi, disant adieu à des compagnons de captivité au milieu desquels j’avais rencontré plus d’un cœur sympathique, je profitai du retour de l’expédition pour gagner, sous son escorte, la station de Mirzapore. Après six jours de marche dans des plaines métamorphosées en lacs par les pluies diluviennes de la saison, le convoi entrait dans Mirzapore sans avoir vu l’ennemi et sans avoir couru d’autre danger que celui de disparaître dans les boues. Par un hasard inespéré, le Flat-Kalee et le steamer Lady Thackwell se trouvaient à l’ancre dans la rivière à mon arrivée, et sans prendre langue à Mirzapore, je me rendis immédiatement à bord du bateau.

J’avais à craindre que les soins des opérations militaires ne vinssent retarder le retour du bateau à vapeur à Calcutta, car en ces jours de crise un steamer vaut presque une armée : heureusement les machines du Lady Thackwell réclament des réparations urgentes, et il reprendra sa course vers le Bengale aussitôt après l’arrivée d’un convoi de malades et de blessés attendu à chaque instant d’Allahabad. Tu vois que l’heureuse influence de mon étoile (car décidément j’ai une étoile) ne s’est pas démentie un seul instant au milieu de cet effrayant cataclysme. Je dois compter parmi ses faveurs signalées la rencontre qu’elle m’a ménagée avec une ancienne connaissance. Le capitaine Smith, qui commande le Lady Thackwell, est le même qui m’a conduit, il y a six mois, de Calcutta à Bénarès, et dont je t’ai dit en temps et lieu les mille et une prévenances. Le capitaine Smith a été mêlé à ces combats héroïques dans lesquels une poignée d’Anglais a soutenu si dignement, contre des milliers de barbares, l’honneur du monde civilisé. Aussi l’anxiété et les fatigues de ces terribles journées ont laissé sur son front des traces ineffaçables. Il a dû me décliner son nom pour que je reconnusse sous ses traits flétris le joyeux compagnon avec lequel, en dé-