Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/1003

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces idées noires, que rien ne semble justifier. Une infime fraction seulement de l’armée du Bengale a trahi son drapeau, mais le grand nombre des régimens reste, il restera fidèle aux maîtres dont il mange le sel. Ici même, ou les apparences sont trompeuses, ou personne ne suspecte le bon vouloir du régiment indigène dont nous pouvons, des fenêtres de cette maison, apercevoir les lignes...

Pour toute réponse, lady Suzann s’arrêta devant une des fenêtres du rez-de-chaussée et souleva discrètement la natte doublée de toile bleue qui en fermait l’ouverture. Le rideau se rabaissa immédiatement sous l’impulsion d’une main vigoureuse; mais j’avais eu le temps d’apercevoir au fond d’une vaste chambre une vingtaine d’artilleurs couchés sur des planches, des fusils en faisceaux, deux pièces de canon et des caisses à gargousses, tout l’appareil en un mot d’un avant-poste en présence de l’ennemi.

Je n’étais pas encore remis de la profonde surprise que j’avais éprouvée à la vue de ce spectacle fort inattendu, quand lady Suzann reprit de sa voix la plus calme : — Le brigadier a entre les mains des preuves palpables des mauvaises dispositions des cipayes, et pour mettre les invités du bal à l’abri d’un coup de main, on a fait entrer secrètement hier soir dans la villa cette petite garnison. Les pauvres soldats enfermés dans ce misérable réduit depuis vingt-quatre heures ont dû passer bien tristement l’anniversaire de la naissance de notre bonne reine.

— Il est impossible, lady Suzann, que, dans un pareil état de choses, vous pensiez un instant à retourner seule à Minpooree.

— La place de la femme d’un soldat est près des champs de bataille. Je saurais trouver sur ma route les plus grands dangers que je n’hésiterais pas à les affronter pour rejoindre mon cher Hammerton : à ses côtés, je dois vivre et mourir. Jeune fille, si j’ai bravé la malédiction d’un père adoré pour unir mon sort au sien, mon dévouement à mon époux servira d’expiation à cette faute de ma jeunesse. Dites bien à mon père, si je ne dois plus le revoir, que j’ai tenu le serment fait au pied des autels avec une fidélité digne du sang qui coule dans mes veines; mais je ne veux pas abuser de vos momens. Je vous écrirai de Minpooree, car il est possible que je vous voie en cet instant pour la dernière fois et que je me mette en route demain. — Ce disant, lady Suzann me tendit sa main, que je pressai respectueusement sur mes lèvres, et nous prîmes tous deux le chemin de la salle du souper, où toute la compagnie était réunie depuis quelque temps.

Le repas tirait à sa fin, et la table autour de laquelle avaient pris place les convives ne présentait plus que le triste spectacle de carcasses de dindons, de pâtés défoncés, de gelées en ruisseau et de bouteilles vides. Lorsque nous entrâmes dans la salle, le {{Tiret|commis|sioner,