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modeste dîner, toujours la poule maigre ! cravaté de blanc, dans la tenue noire la plus correcte, je montais dans un gharri de louage qui devait me conduire à la villa du commissioner, située à peu de distance des lignes du régiment natif attaché à la brigade de Nawabgunge.

Lady Suzann me reçut avec la bonne grâce qu’elle possède à un si haut degré, et, me prenant sous son patronage, m’introduisit aux diverses notabilités de la station. Tu comprends que mes premières paroles furent pour demander des nouvelles des événemens de Meerut, dont je n’avais pas entendu parler depuis mon départ de la jongle; mais je ne reçus que des réponses évasives, comme si, par un accord tacite, il avait été convenu entre les invités de ne pas jeter l’ombre d’un si triste sujet sur les joies de cette fête. Sans pouvoir rivaliser par le nombre avec un raout élégant de Londres ou de Paris, l’assemblée était nombreuse : une demi-douzaine de rajahs faisaient acte de loyauté en promenant dans les salons leurs beaux diamans, leurs robes de mousseline et leurs figures de pain d’épice. Des officiers en brillant uniforme, des civilians et des planteurs en habit noir, quelques jeunes misses nouvellement arrivées d’Europe, ainsi que l’attestaient les fraîches couleurs de leurs visages, formaient les traits principaux du tableau, que je complète par deux mots de la bande du régiment natif : un assez mauvais orchestre, composé de half-castes en uniforme ventre de biche, galonné de jaune, où l’on retrouvait de frappantes ressemblances avec les singes musiciens échappés il y a quelque vingt ans au spirituel crayon de Granville.

Dominé par un sentiment de tristesse involontaire, il me semblait reconnaître sur tous les visages l’influence des sombres pensées qui agitaient mon cœur. Un détail assez insignifiant me frappa vivement. Adossé à l’encoignure d’une porte, je suivais de l’œil un quadrille, lorsqu’en me détournant pour livrer passage à un couple retardataire, mes yeux tombèrent machinalement sur le brigadier et le capitaine Jones de l’artillerie, qui, retirés dans un coin de la verandah, comparaient leurs montres. J’étais en train de bâtir sur ce simple incident une pyramide de conjectures, lorsque lady Suzann s’approcha de moi, me prit le bras, et me dit : — Parlons français, et menez-moi prendre une tasse de thé. — Assez surpris de ce début, je m’inclinai en signe d’assentiment, et nous descendîmes l’escalier sans mot dire. Au lieu de diriger ses pas vers la salle du buffet, où une demi-douzaine de noirs konsommahs distribuaient d’une main libérale le thé, les sirops et les sandwichs, lady Suzann me fit traverser le vestibule et entra sous la galerie inférieure et extérieure de la villa.

— Je ne vous ai pas imposé un trop grand sacrifice en vous enlevant