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religieuse, et il n’y a pas très longtemps qu’on le manie avec une certaine habileté. Les démentis catégoriques infligés par la critique à une foule de traditions reçues de confiance jusqu’à ces derniers temps révoltent d’ordinaire les esprits qui n’y sont pas préparés. On n’aime pas à penser qu’on a été si longtemps sous l’empire d’une illusion. L’influence littéraire du XVIIe siècle, qui aima passionnément l’antiquité, mais ne connut guère que la Grèce et Rome, et encore ne les comprit qu’à la condition de s’y retrouver lui-même et de les transformer à son image, est tout ce qu’on peut imaginer de plus contraire à la juste appréciation qui assure les résultats critiques. Ceux-ci en effet supposent que les méthodes, la manière de sentir et d’agir de l’antiquité différaient profondément des nôtres. Les personnes placées à ce point de vue arriéré s’imaginent que la beauté, la valeur religieuse des livres antiques sont intéressées à ce qu’on ne relève dans le texte aucune incorrection, dans la cosmologie aucune contradiction avec l’astronomie et la géologie des modernes. Il est encore des esprits fort distingués par le savoir et le talent qui disent tout haut que si l’Iliade et l’Odyssée n’ont pas été intégralement composées par un homme dont on ne connaît guère que le nom, elles perdent à leurs yeux la plus grande partie de leur beauté poétique ; que si le Pentateuque n’est pas sorti de la main de Moïse, dont il raconte la mort, il a perdu sa valeur religieuse. Est-ce donc que la valeur et la beauté des choses tiennent au titre qui les désigne ? Quel que soit le travail de la critique moderne sur les deux poèmes immortels d’Homère, pourra-t-elle jamais faire qu’ils ne soient pas d’une beauté classique à l’abri de toute attaque[1] ? Nous dirons la même chose du Pentateuque, des Évangiles, de tous les livres de la Bible. Rien de plus faux que d’attribuer à la critique le pouvoir de « déchirer, comme l’on dit, l’une après l’autre toutes les pages du recueil inspiré. » Les pages de la Bible ne se laissent pas déchirer comme cela. Le contenu divin persiste à travers toutes les hypothèses sur la rédaction et la formation du texte, car il en est indépendant, et quand même toute la Bible serait anonyme, elle serait toujours le livre religieux par excellence de l’humanité. Sans doute la critique, ainsi que toutes les sciences, si nous exceptons les mathématiques, a ses aberrations et ses extravagances. Les aberrations passent, servent d’exemple, quelquefois d’amusement, et la science marche. Il faut savoir regarder les choses de haut et de loin, puis laisser au temps et à l’opinion, — deux choses qui vont vite aujourd’hui, — le soin de concilier dans les esprits ce qui est

  1. Je ne puis me défendre de citer ici le judicieux et concluant travail publié sur les poèmes homériques par M. À Pictet, dans la Bibliothèque universelle de Genève, décembre 1855.