Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait. C’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a pas vu qui aient reçu plus d’applaudissemens. »

Les successeurs et les disciples de Gluck, Sacchini, Salieri, Méhul et surtout Spontini, sont restés fidèles à la même donnée dramatique, et l’on pourrait affirmer avec assurance que, depuis Lulli jusqu’à Meyerbeer, le grand opéra français n’a subi d’autre changement que celui que lui ont imprimé le génie particulier de chaque maître, les mœurs du temps et les immenses progrès de la langue et de la poésie musicales. C’est le goût de la France qui persiste et reste fidèle à sa tradition en soumettant à sa discipline éclairée les grands artistes créateurs qui viennent lui demander la sanction de leur gloire. Ce n’est donc pas le système de Gluck qui a triomphé dans la lutte mémorable que nous venons de raconter, c’est son génie qui a été plus fort que celui de son rival Piccini, qui était pourtant un musicien de grand mérite ; mais aucun des opéras de l’auteur de Roland, d’Atys et de Didon ne pourrait, je crois, supporter l’épreuve victorieuse que vient de subir l’Orphée de Gluck.

C’est au théâtre italien de Vienne, en présence de Marie-Thérèse et de toute sa cour, que l’opéra d’Orfeo fut représenté pour la première fois le 5 octobre 1762. Le rôle d’Orfeo fut écrit pour Guadagni, un castrat qui possédait une belle voix de mezzo-soprano, l’un des plus admirables chanteurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui n’a été égalé que par Pacchiarotti. La signora Marianna Bianchi était chargée du rôle d’Eurydice, et une demoiselle Lucia Clavaran de celui de l’Amour. Le succès fut immense, et lorsque, deux ans après, en 1764, Orfeo fut chanté à Parme par les mêmes virtuoses, toute l’Italie le proclama un chef-d’œuvre. Arrivé à Paris, Gluck, après le succès d’Iphigénie en Aulide, arrangea la partition italienne d’Orphée, y ajouta de nouveaux morceaux, et la fit représenter à l’Académie de musique le 2 août 1774. Transposé pour la voix de ténor, le rôle d’Orphée fut chanté par Legros, celui d’Eurydice par la célèbre Sophie Arnould, et l’Amour par Rosalie Levasseur. Le succès d’Orphée ne fut pas moins éclatant à Paris qu’à Vienne, et s’est maintenu au théâtre jusqu’en 1830. Dans l’arrangement du Théâtre-Lyrique, auquel a présidé M. Berlioz, on a combiné la partition italienne avec quelques variantes empruntées à la partition française, entre autres l’air de bravoure qui termine le premier acte de la traduction de Molines :

L’espoir renaît dans mon âme,


morceau qui a singulièrement vieilli, à ce point qu’on ne peut croire qu’il ait pu être exécuté par un artiste français de cette époque.

Qui donc a besoin qu’on lui explique le sujet d’Orphée ? Quel est l’esprit un peu cultivé qui n’a pas lu, pour son bonheur, l’admirable épisode du quatrième chant des Géorgiques, et qui n’ait retenu dans sa mémoire de jeune homme, comme un parfum d’amour et de poésie :

Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te decedente, canebat.


Il faut être un bien hardi musicien pour s’attaquer à un poète comme Virgile,