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c’est le convertisseur. Celui-là est dangereux à son insu, sans songer à mal et sans aucune intention de nuire. L’étroitesse de l’esprit conduit naturellement à la témérité des jugemens. Il s’étonne d’abord, et puis se cabre devant toute pensée qui lui est inconnue, car après l’utopiste il n’y a pas d’homme moins accessible à la vérité que le sectaire. Tout ce qu’il ne comprend pas lui paraît hostile, et il flétrit de l’épithète d’immorales les opinions auxquelles il n’a jamais songé. Comme il ne peut se figurer qu’on puisse penser autrement que lui, il manque de discrétion et de ce respect spirituel que l’âme doit à l’âme. Grâce à ces heureuses dispositions, il ne comprend pas que les hommes puissent avoir une autre vie morale que la sienne, une autre manière de sentir, d’autres vues sur la nature et le monde. Tous ses semblables se partagent pour lui en deux catégories : les ennemis, qui sont la grande majorité faite pour l’éternelle damnation, et les pécheurs ; qui, n’étant qu’égarés, seraient bons à convertir, et qui composent pour lui, sinon le peuple des élus, au moins le peuple des éligibles. C’est pour ces derniers qu’il réserve sa charité, à laquelle serait souvent préférable la haine des autres hommes. Il insiste, insiste sans se décourager, au risque d’être importun ; il est onctueux, il est menaçant, il est tendre, et toujours indiscret. Il brûle du plus beau zèle pour votre salut spirituel, et c’est pourquoi il n’hésitera jamais à vous faire souffrir un peu et même beaucoup dans votre vie temporelle. Pour vous rendre digne d’entrer dans le royaume des cieux, il commencera par vous couronner d’épines de ses propres mains, car il n’y a qu’un pas de l’indiscrétion à la persécution, et rien ne conduit à la méchanceté comme l’absence de tact. Pesez bien vos paroles en sa présence, car Dieu sait l’étrange tournure qu’elles prendront lorsqu’elles auront été interprétées par sa triste intelligence ! Et surtout jamais une plaisanterie, car il s’en ira par la ville racontant que vous êtes possédé, et que Satan s’exprime par votre bouche. O amis inconnus, puisse Dieu détourner de votre sentier la rencontre de tels êtres ! Et vous, ennemis connus, je souhaite pour toute vengeance que vous ayez un jour à vous débattre entre un utopiste et un sectaire. Ce jour-là, vous me direz si la vie vous paraît douce.

Je regrette vivement que ce portrait déplaisant se trouve placé comme préface en tête des pages où je voudrais exprimer ma sympathie pour un talent féminin qui est aussi plein de charité que d’ardeur, et je demande bien pardon de cette quasi-impolitesse à l’auteur des Horizons prochains ; mais l’auteur comprendra assurément que certaines choses doivent être dites, qu’on les dit comme on peut, quand on peut, et que toutes les occasions sont bonnes. Qui n’a remarqué d’ailleurs mille fois que les livres produisent sur nous justement l’impression contraire à celle que se proposait l’auteur,