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Je vois encor la cour et les pavés humides,
Et les deux espaliers taillés en pyramides.
Les toits étaient bien noirs et les murs étaient vieux,
Mais Blanche éclairait tout d’un rayon de ses yeux,
Ses yeux bleus si vivans qu’on eût dit des paroles !
Son visage était pâle, au bord de ses épaules
De bruns cheveux bouclés tombaient. — Dès le matin,
Elle venait me prendre, et vite au grand jardin !
Oh ! les bons jeux d’enfans, les folles équipées !…
Nous faisions des palais avec des fleurs coupées.
Et des brins de pêcher, qu’à notre désespoir
Nous retrouvions fanés dans le sable le soir.
Souvent nous cheminions le long des plates-bandes,
Pensifs et jalousant les abeilles gourmandes
Qui butinaient sans peur autour des chasselas,
Beaux grains ambrés, trop hauts pour nos tout petits bras ;
Mais septembre amenait vendange et vendangeuses ;
Il fallait voir alors nos mines tapageuses,
Lorsqu’on nous voiturait sur les chariots tremblans,
Entre deux lourds paniers de raisins noirs et blancs…

Au sortir de la messe, un matin de dimanche,
Ma mère dit : — Allons, fais tes adieux à Blanche ;
Tu ne la verras plus ; nous quittons le logis,
Et nous nous en allons dans un autre pays.
J’avais le cœur bien gros ; mais faire un long voyage,
Voir un autre pays, c’était comme un mirage,
Comme un conte de fée,… et je me consolai.
Bientôt l’appartement fut vide et démeublé.
À l’heure des adieux, dans la demeure vide,
Je vis Blanche en un coin regardant, l’œil humide,
Les apprêts du départ. — Ah ! fit-elle en pleurant,
Tu t’en vas !… Je lui pris la main, et la serrant :
— Non, non, ne pleure pas ! lui dis-je, sois tranquille,
Lorsque je serai grand, je quitterai la ville ;
Je viendrai travailler avec vos vignerons,
Nous louerons une vigne, et nous nous marierons.


II


Seize ans s’étaient passés, quand un matin d’automne
Je revis les coteaux où Marly s’échelonne.
La brise déchira les voiles du brouillard,
Et le pays natal parut à mon regard.
Les oiseaux des vergers chantaient ma bienvenue,
Quand, le cœur palpitant, je gravis la grand’rue