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d’aller accoster les navires jusque dans la rade ; mais il est probable que les négocians de Barranquilla retarderont longtemps l’exécution de ces projets, qui les priveraient des bénéfices réalisés sur le transbordement des marchandises.

L’embarcation que m’avait procurée el señor Hasselbrinck était un grand bongo, espèce de chaland aux membrures mal équarries et ponté depuis la proue jusqu’à un mètre de l’arrière. Quatre sambos[1] athlétiques et demi-nus, deux de chaque côté, se tenant debout sur le pont et tournant le dos à l’avant, appuyaient leurs épaules gauches couvertes de callosités sur de longues perches dont le bout reposait au fond de l’eau. Dès que le signal du départ fut donné par un claquement de main, ils pesèrent de tout leur poids sur les perches, et, poussant en mesure les cris de Jésus ! Jésus ! s’élancèrent au pas gymnastique de l’avant à l’arrière du bongo, puis ils revinrent lentement vers la proue, répétant toujours Jésus ! Jésus ! et prirent un nouvel élan. Poussé par ces quatre épaules vigoureuses, le lourd bongo fendit rapidement l’eau verdâtre du port, et en peu d’instans nous vîmes disparaître les huttes de Savanilla et la jetée où se tenait mon hôte, m’envoyant des saluts.

Nous voguâmes ainsi pendant plus d’une heure sur une baie d’eau salée aux bords ombragés par de petits mangliers, qui de loin ressemblaient à nos saules d’Europe. Après avoir dépassé de misérables cabanes, appelées Playon-Grande, le bongo, cessant de longer le rivage de la baie, fit un détour soudain vers le nord, et le paysage changea brusquement d’aspect. Nous étions sur l’eau jaunâtre des marais, à l’entrée du Caño-Hondo[2]. Des roseaux gigantesques dardaient autour de nous leurs tiges pressées, se terminant en ombelles, en aigrettes, en panaches ; presque partout la surface de l’eau était cachée par de larges feuilles de toute forme et de toute couleur, disparaissant elles-mêmes sous les fleurs qui venaient s’épanouir au-dessus d’elles ; plusieurs couches de végétation s’entassaient l’une sur l’autre, et dans le sillage étroit laissé derrière le bongo, l’eau, obstruée par de longues herbes flottantes, apparaissait toute saturée de germes. Des oiseaux pêcheurs s’abattaient par bandes au milieu des roseaux, et dans le lointain s’arrondissait un vaste horizon de grands arbres. C’est là, dans ce marécage sur lequel pesait une chaude et fétide atmosphère, que les sambos firent halte pour le déjeuner. Ils tirèrent d’une besace quelques

  1. Les sambos sont issus de nègres et de mulâtres ; mais dans la Nouvelle-Grenade on applique indistinctement ce nom à tous les hommes de peine noirs ou de couleur.
  2. Les caños, en tout semblables aux bayous de la Louisiane, sont les canaux d’eau dormante qui font communiquer les brus d’un fleuve avec la mer.