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bientôt conclu ; le pilote, qui s’attardait sur le rivage, obéit à l’injonction du porte-voix ; il aborda à son tour, l’ancre fut levée, les voiles déferlèrent, et la goélette tourna le cap vers Boca-Chica. En moins d’une heure, le Sirio était dans la passe ; le pilote, debout à la barre, donnait ses ordres d’une voix brève ; les matelots, prêts à lui obéir, se suspendaient aux cordages ; à chaque bordée, le taille-lames effleurait presque les rochers, mais sous l’impulsion du gouvernail et des voiles il se retournait brusquement et se dirigeait en sens inverse. Enfin la goélette dépassa la chaîne de récifs, elle mit en panne, et deux matelots, abaissant le canot sur les vagues dansantes, ramenèrent le pilote au rivage.

Le Sirio, construit à Curaçao, avait une marche supérieure et fendait admirablement la mer. En quelques minutes, nous eûmes laissé derrière nous les falaises escarpées de Tierra-Bomba et l’écueil redouté de Salmedina ; puis, longeant la langue de terre sablonneuse qui défend à l’ouest le port de Carthagène, nous revîmes bientôt la ville royale se dressant comme sur un piédestal au-dessus de la longue ligne de ses remparts ; ensuite elle s’éloigna peu à peu et disparut enfin derrière le haut promontoire de Punta-Canoa. Au-delà de ce cap se montrèrent vaguement les îles de la Venta et d’Arepa, puis se dressa la péninsule abrupte de Galera-Zamba. Après l’avoir doublée, il ne restait plus au Sirio qu’à se diriger en droite ligne vers l’entrée du port de Savanilla.

Cette rapidité de locomotion, la belle tenue de sa goélette mirent le capitaine Janssen en bonne humeur, et plus d’une fois il fit circuler parmi ses matelots la bouteille de chicha[1]. El señor Janssen, cosmopolite réunissant dans ses veines le sang de toutes les races qui se sont établies dans les Antilles, était un homme bien différent de don Jorge. Comme lui, il respectait les matelots et les traitait en égaux ; mais il ne se contentait pas de jouir de la vie telle que la lui présentait le destin : il travaillait constamment et ne se donnait pas un instant de répit. Bien qu’il fût sur une côte souvent visitée par lui, il ne cessait de consulter sa boussole, de suivre la route sur les cartes marines, de noter ses observations. Quand je le questionnais, il me répondait d’une voix précise et sûre. À voir son front droit, ses sourcils froncés, sa bouche résolue, je ne pouvais douter qu’il n’eût autant d’énergie et plus d’intelligence que ses ancêtres, les écumeurs de la mer des Antilles.

À côté du señor Janssen, un jeune homme, cruellement torturé par le mal de mer, semblait agoniser. Je m’assis près du chevet sur lequel il avait appuyé sa tête, et je lui donnai quelques soins. Comme

  1. Eau-de-vie fabriquée avec du jus de canne fermenté.