Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/647

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bondissent les vagues, entrent les navires à voiles déployées, circulent incessamment les barques portant des matelots joyeux : tout y est alors animation et vie ; mais vienne la basse mer, il n’y restera plus que des vases fétides où grouillent des vers à la recherche d’affreux débris. Il y a deux cents ans, Carthagène possédait en grande partie le commerce des Philippines et du Pérou ; elle monopolisait celui de l’Amérique centrale et de la Nouvelle-Grenade. Alors tout grand port commercial devait être en même temps un port de guerre, surtout dans une mer comme celle des Caraïbes, dont chaque vague portait un pirate. De tous les points de la côte d’où l’on pouvait exporter en Europe les produits du bassin du Magdalena, un seul, Carthagène, était facile à défendre, et pour cette raison, le gouvernement espagnol l’avait choisi, et lui avait donné le monopole des échanges sur une longueur de 3,000 kilomètres de rivages. Depuis, les choses ont changé, les colonies espagnoles se sont détachées de la mère patrie, des ports libres se sont ouverts au commerce du monde sur toutes les côtes de la mer des Caraïbes et du golfe du Mexique, la paix est devenue l’état normal des nations, et il a été permis d’échanger des marchandises ailleurs que sous la gueule des canons. Aussi la prospérité factice de Carthagène, qui reposait sur le monopole, s’évanouit avec la liberté ; la population, de plus en plus misérable, diminua des deux tiers, et maintenant elle n’atteint pas même au chiffre de dix mille âmes. Récemment, le congrès grenadin, dans le louable désir de faire revivre le commerce de la cité déchue, a passé une loi exemptant des droits de douane tous les navires qui importent des marchandises à Carthagène. Le gouvernement a donc rétabli le monopole sous une forme déguisée, car dans tous les autres ports de la république les droits s’élèvent en moyenne à 25 pour 100. Les défenseurs de la loi soutenaient qu’il fallait donner cette récompense à la fille aînée de la liberté, à la ville qui la première avait secoué le joug de l’Espagne ; mais, au nom de la liberté, n’eût-il pas été plus juste de maintenir tous les ports dans le droit commun, et d’y abaisser uniformément les tarifs d’importation ? Ce n’est pas sur le privilège que Carthagène pourra jamais fonder une prospérité stable.

Cependant il est certain que l’antique reine des Indes se relèvera de ses ruines, car sa position géographique est admirable. Assise sur le bord d’une mer sans orages, elle est située entre les deltas du Rio-Magdalena et du Rio-Atrato, et tôt ou tard servira nécessairement d’intermédiaire commercial entre les bassins de ces deux puissans fleuves ; elle n’est séparée d’Aspinwall et des autres ports de l’isthme que par la largeur du golfe d’Urabà, et peut communiquer avec ces divers points plus rapidement que toutes les autres villes