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tourbillon qui s’élargit sans cesse, vont mourir aux États-Unis ou sur les bancs de Terre-Neuve, après avoir labouré les flots, fracassé les navires, broyé les villages et les forêts ; mais dans leur course terrible ils n’effleurent jamais les mers heureuses de la république grenadine. Là toutes les vagues, ébranlées de proche en proche par les tempêtes des autres climats, se déroulent avec la régularité des ondulations que la chute d’une pierre produit dans un lac. Énormes et se prolongeant parallèlement d’un horizon à l’autre, elles sont poussées d’un souffle toujours égal par le vent alizé, et soulèvent silencieusement les navires sans se briser en écume. Au fond des longues vallées qui les séparent, des poissons ailés, semblables à des oiseaux dans les sillons d’un champ, bondissent par milliers, traversent d’un seul élan la crête des vagues, et vont retomber au-delà dans l’eau transparente.

Le septième jour, le Narcisse atteignit l’archipel de San-Bernardo, dont les îles, presque toutes basses et boisées comme les Muletas, parsèment la mer au nord du golfe de Morosquillo. La goélette se fraya péniblement une voie à travers ce dédale d’îles qui projettent dans les détroits des bancs de sable dangereux, et après avoir pendant toute une journée longé la côte de la Nouvelle-Grenade, vint jeter l’ancre dans une petite anse de l’île Baru, non loin de Boca-Chica, l’entrée de la rade de Carthagène. Le capitaine ne comptait pas assez sur son habileté pour essayer de guider sa goélette rétive entre les écueils de la passe, et pour ma part j’étais enchanté d’attendre jusqu’au lendemain pour bien voir les ruines de cet autre Sébastopol, si formidable du temps de la puissance espagnole. J’entrais en quelque sorte dans une autre région de la Nouvelle-Grenade. Des questions du présent soulevées par l’activité américaine et la création de débouchés nouveaux, j’étais amené aux souvenirs du passé et à l’étude des mœurs d’une ville en décadence.


II

Au lever du soleil, le Narcisse entrait, vent arrière, dans le chenal de Boca-Chica (Bouche-Étroite), large à peine de quelques brasses, et cependant assez profond pour admettre les plus forts navires de guerre. De chaque côté, on distingue les rochers aigus qui se dressent au fond de l’eau blanchissante ; à mesure qu’on avance, la ceinture de récifs se resserre autour du chenal tortueux, des brisans se montrent dans toutes les directions, et on ne peut s’empêcher de frémir en rasant de si près les écueils. À quelques mètres de distance, sur la gauche, au pied d’un promontoire de l’île de Tierra-Bomba, s’élèvent les murailles blanches d’un fort aujourd’hui couvert