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joie de vivre brille dans leur regard. En voyant leurs îles charmantes éparses sur la mer, leurs huttes tapies sous des bouquets de cocotiers, on se demande presque s’il faut désirer que bientôt des Américains ou des Anglais, pionniers du commerce, viennent exploiter ces forêts de palmiers pour en concasser les noix, les réduire en koprah[1], en exprimer l’huile. L’empire de Mammon, déjà si vaste, doit-il s’augmenter de ces îles fortunées, afin d’amonceler plus de marchandises sur les quais de Liverpool et d’emplir encore davantage le coffre-fort d’un armateur de New-York en donnant à ces Indiens, au lieu de leur bonheur tranquille, les joies sauvages puisées dans le gin ou dans le brandy ?

J’aurais bien voulu suivre les Indiens des Muletas et me faire, au moins pour quelques heures, citoyen de leur république ; mais don Jorge, toujours occupé de sa pêche, refusa, prétendant que l’embarcation doit être en marche pour que les poissons se laissent séduire par l’appât bondissant dans le sillage. Il ne me resta donc qu’à contempler tristement ces îles à mesure qu’elles disparaissaient l’une après l’autre. Enfin nous glissâmes lentement à côté de la dernière ; longtemps nous vîmes ses palmiers s’élever au-dessus de l’eau, semblables à une volée d’oiseaux gigantesques, puis ils s’évanouirent peu à peu, et nous nous trouvâmes en pleine mer des Caraïbes.

La traversée de l’archipel des Muletas à Carthagène dura huit jours, c’est-à-dire que notre goélette, beaucoup moins rapide qu’une tortue de mer, avança d’environ un mille par heure. Cependant nous avions le courant et souvent les brises en notre faveur ; mais le Narcisse était si lourd de forme, si disloqué dans toutes ses membrures, qu’il marchait à peine plus vite qu’une épave poussée par les flots. Dans ses voyages de retour, il mettait parfois plus de trois semaines pour atteindre Aspinwall, car il avait alors à vaincre la résistance du remous formé dans le golfe d’Uraba par le grand courant équatorial dont les eaux viennent frapper contre les côtes de l’Amérique centrale, et rejaillissent à droite et à gauche en longeant les rivages. Dans toute autre mer, exposée à de brusques changemens de vent et à de violentes rafales, le Narcisse n’eût pu entreprendre un seul voyage sans courir le risque de sombrer ; heureusement, dans le golfe d’Uraba et sur toutes les côtes de la Nouvelle-Grenade, il n’y a jamais de tempêtes. Les ouragans, dont le passage est parfois si désastreux dans les petites et les grandes Antilles, prennent toujours naissance à l’entrée de la mer des Caraïbes, au-dessus du grand courant équatorial, et, développant leur immense

  1. Morceaux de noix pilées et débarrassées de leur enveloppe.