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et en grandissait outre mesure les proportions. Nous voyions apparaître, puis disparaître l’une après l’autre, les pointes que ces montagnes projettent dans la mer, Punta Pescador, Punta Escondida, Punta Escribanos, toutes semblables par leurs forêts touffues et leurs ceintures de mangliers. La mer était calme, la brise enflait à peine les voiles de notre goélette, et celle-ci fendait péniblement les flots dont l’écume légère allait se perdre en tourbillonnant de chaque côté du sillage. Nous continuâmes ainsi notre course maritime toute la journée, et la nuit nous surprit avant que nous eussions dépassé le cap San-Blas.

Le lendemain matin, nous étions au milieu de l’archipel des Muletas, dont les îles « plus nombreuses que les jours de l’année » parsèment la mer sur une grande étendue. J’en ai compté moi-même plus de soixante dans un horizon extrêmement restreint par la brume, et à mesure que nous avancions, nous en voyions d’autres jaillir du sein des eaux tranquilles comme celles d’un lac. Toutes ces îles basses sont couvertes de cocotiers, dont les semences leur ont été apportées par les vagues depuis que les Espagnols ont introduit cet arbre sur le continent d’Amérique. Quelques îlots sont tellement petits que leurs cinq ou six cocotiers les font ressembler à de grands éventails verts déployés au-dessus de l’eau transparente. D’autres, au contraire, occupent une assez grande superficie, et des huttes d’Indiens se groupent çà et là à l’ombre de leurs bosquets. Toutes sont presque uniformément rondes ou ovales. L’aéronaute qui le premier contemplera cet archipel du haut de son navire ailé ne pourra s’empêcher de comparer les Muletas à de gigantesques feuilles de nénufar étalées sur la surface à peine ridée d’un marécage.

Quand notre goélette passait à côté d’un village, un canot creusé dans un tronc d’arbre se détachait de la rive et se dirigeait vers nous, portant trois ou quatre Indiens. À mesure que les rameurs se rapprochaient de nous, ils multipliaient leurs gestes de salutation, élevaient en l’air leurs avirons pour témoigner de leurs intentions pacifiques ; puis, après avoir amarré leur canot au bordage de la goélette, ils sautaient sur le pont, riaient pour nous égayer et nous bien disposer en leur faveur, et nous offraient d’une voix caressante leurs sacs de cacao, leurs bananes, ou de charmantes petites perruches vertes qui, nichées dans une calebasse, se becquetaient et se mordillaient le plus gentiment du monde. Ces Indiens sont de petite taille, forts, trapus, gras ; ils ont les joues rebondies, les pommettes saillantes, les cheveux noirs et lustrés, les yeux perçans, souvent entourés de bourrelets de graisse, le teint couleur de brique, mais plus blanc que celui de la plupart des Indiens du continent. Jusqu’à un âge très avancé, ils ont toujours l’air d’enfans espiègles, et la