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mais un autre nuage vint bientôt se fondre en eau sur ma tête. Je reconnus qu’il fallait se résigner cette fois encore aux tourmens d’une insomnie. Je passai la nuit entière, tantôt chassé du pont par des averses successives et forcé de descendre dans la cale aux odeurs repoussantes, tantôt remontant sur le pont humide de pluie et saisissant au vol pour ainsi dire quelques instans d’un sommeil fugitif. Les voix étranges qui sortaient des forêts voisines, surtout les aboiemens d’une grenouille, qui à elle seule faisait plus de bruit qu’un chien de ferme, contribuèrent singulièrement à me rendre le repos difficile.

Dès le point du jour, le capitaine fit lever l’ancre et larguer les voiles du Narcisse. Celui-ci, très mauvais marcheur, ne se hâta guère de sortir du goulet, d’autant plus que les vents alizés, qui soufflent toujours du nord-est au sud-ouest, repoussent dans le port les embarcations qui veulent le quitter. Nous restâmes à louvoyer pendant toute la matinée, renvoyés par le vent d’un promontoire à l’autre. Pour continuer directement notre route, il fallait doubler le rocher de Salmedina, appelé aussi Farallon-Sucio, que nous voyions se dresser à l’est au milieu des vagues bondissantes, semblable à une tour massive environnée de noirs récifs, qui apparaissaient et disparaissaient tour à tour comme des monstres marins. Après nous en être éloignés de près d’un mille, toujours une nouvelle bordée nous ramenait près de cette tour formidable. Une fois le vent s’engouffra dans les voiles au moment où le capitaine venait de prononcer les mots sacramentels : Para à virar ! Vaya con Dios ! Et la goélette, se dirigeant rapidement et en droite ligne vers Salmedina, fendit les ondes déjà blanchissantes qui se redressaient à la base de recueil. Le capitaine, le matelot, le mousse et moi-même nous nous efforcions inutilement, appuyés contre la vergue, de vaincre la résistance de la voile, tandis que don Jorge, toujours placide et souriant, laissait errer ses regards sur les agrès de sa goélette, qui marchait vers une perte inévitable. Un énergique juron du capitaine le fit lever en sursaut : dès qu’il nous eut aidés de son épaule d’athlète, la vergue céda, et le Narcisse, rasant les rochers par une grande courbe, dirigea sa bordée vers la pleine mer.

À midi, nous avions enfin doublé le redoutable promontoire, et nous suivions à deux ou trois milles de distance la côte qui prolonge d’une extrémité à l’autre de l’horizon ses immenses forêts, où ne se montre pas une seule clairière. Les montagnes, dont la chaîne uniforme et peu élevée se développe de l’ouest à l’est, semblaient beaucoup plus hautes qu’elles ne le sont en réalité, sans doute à cause du voile de chaudes vapeurs qui frissonnait sur leurs flancs