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être devant un gigantesque rocher couvert de mousse et de fougère. Dans la zone torride, l’arbre n’existe pour ainsi dire pas. Il a perdu son individualité dans la vie de l’ensemble, il est une simple molécule dans la grande masse de végétation dont il fait partie. Un chêne de France étalant ses vastes rameaux à l’écorce rugueuse, plongeant ses énormes racines dans le sol lézardé, jonchant la terre d’innombrables feuilles sèches, semble toujours indépendant et libre y même quand il est environné d’autres chênes comme lui ; mais les plus beaux arbres d’une forêt vierge de l’Amérique du Sud n’apparaissent pas isolés. Tordus les uns autour des autres, noués dans tous les sens par des cordages de lianes, à demi cachés par les plantes parasites qui les étreignent et qui boivent leur sève, ils semblent ne pas avoir d’existence propre. Les influences des climats sont les mêmes pour les peuples et pour la végétation : c’est dans les zones tempérées surtout qu’on voit l’individu jaillir de la tribu, l’arbre s’isoler de la forêt.

Peu à peu nous approchions de l’étroit goulet du port, et la scène devenait de plus en plus splendide. Deux collines portant chacune les ruines d’un vieux bastion se dressent vis-à-vis l’une de l’autre ; à la base de ces hauteurs, des cocotiers s’inclinent vers la surface de la mer ; des oiseaux pêcheurs se tiennent graves et immobiles sur les rochers épars. Du sommet jusqu’au pied des collines, ce n’est qu’un tumulte, un océan de feuillage ; sous cette masse qui se penche et se redresse au vent, c’est à peine si l’on peut se figurer le sol qui la supporte ; on pourrait croire que la forêt tout entière a sa racine dans la mer et flotte sur les eaux comme une énorme plante pyramidale, haute de deux cents mètres. Toutes les branches sont reliées les unes aux autres, et le moindre frémissement se propage de feuille en feuille à travers l’immensité verdoyante. Cependant les collines sont très escarpées, et pour rattacher les arbres l’un à l’autre, de grandes masses de branches, de lianes et de fleurs s’abattent de cime en cime, semblables aux nappes d’une cataracte. C’est un Niagara de verdure.

Enfin le Narcisse jeta l’ancre presque à l’ombre de la mystérieuse forêt, le canot fut descendu, et le matelot, prenant silencieusement les deux rames, nous fit signe d’y sauter. Nous allions faire une courte halte à terre. Mon émotion, déjà si forte, augmenta encore quand l’esquif se fut arrêté sur le sable, et que j’eus bondi de pierre en pierre jusque sur la plage, toute bariolée de coquilles jaunes et rouges. En quelques secondes, j’atteignis l’embouchure d’un petit ruisseau qui descendait en cascatelles des profondeurs de la forêt, et, remontant ce chemin frayé par les eaux, je m’enfonçai dans la trouée obscure qui se prolongeait devant