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conversation. D’abord il parla d’affaires, puis de voyages, puis de fantômes, et bientôt nous l’entendîmes raconter une légende du temps de l’inquisition pleine de détails horribles. C’était l’histoire d’une âme chargée de crimes oscillant sur la bouche de l’enfer, en la boca del infierno, et disputée par les anges et les démons. À la fin, ceux-ci l’emportaient, et l’âme désespérée plongeait dans les flammes grondantes de l’abîme. C’était la millième fois peut-être que le capitaine récitait cette légende ; mais ses paroles, qu’il n’avait pas besoin de chercher, se déroulaient en phrases d’autant plus précises et sonores, et il déployait une certaine éloquence sauvage dans la peinture des tourmens infernaux. Don Jorge, heureux de ce récit, qui stimulait sa digestion, jouissait visiblement de sa propre peur, tandis que le mousse, appuyé sur ses deux coudes et couché à plat ventre sur le pont, fixait ses yeux ardens sur le capitaine et sentait son âme lui échapper d’effroi. Quant au matelot, toujours solitaire, il se tenait debout à l’avant du Narcisse, et sa haute stature, à demi entrevue à travers les agrès, se dessinait, comme un noir fantôme, sur la mer phosphorescente.

Une forte pluie mit fin à notre séance, et capitaine, armateur, mousse, passager, nous nous hâtâmes de descendre dans la cale et de nous jeter sur les sacs de cacao qui devaient nous servir de lits. Mes compagnons, accoutumés à ce genre de couche, s’endormirent bientôt profondément ; mais il me fut impossible de les imiter. Les gousses de cacao, dures comme de petits galets, m’entraient dans la chair ; d’affreux cancrelats, les plus gros que j’aie vus de ma vie, me mordillaient les bras et les jambes et se promenaient sur ma figure ; l’air renfermé de la cale, et surtout l’odeur pénétrante du cacao, me suffoquaient. À chaque instant, je gravissais l’échelle pour aspirer une bouffée d’air pur à l’ouverture de la cale ; mais la pluie incessante me forçait à redescendre dans l’antre malsain où mes compagnons faisaient des rêves d’or. Vers le matin seulement, vaincu par la fatigue, je m’endormis d’un sommeil fiévreux et agité.

Quand je me réveillai, le Narcisse doublait un des promontoires boisés qui gardent l’entrée de Portobello, l’ancienne Porte-d’Or des Espagnols, où les galions venaient charger les trésors du Pérou. La pluie avait cessé ; une légère vapeur flottait encore sur les monts, des fusées d’écume blanche jaillissaient sur les contours du rivage. Certes la mer et les montagnes, éclairées par le soleil levant, offraient un spectacle admirable ; mais je les voyais à peine : je ne pouvais détacher mes regards des grandes forêts tropicales, qui m’apparaissaient pour la première fois dans toute leur magnificence. J’ignorais même si réellement j’avais des forêts devant moi, car je n’en distinguais pas les arbres, et pendant longtemps je crus