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qui nous sont d’ordinaire prodiguées dans les documens du Céleste-Empire ; on ne lui pardonne pas ou de nous connaître si mal ou de nous représenter comme des gens qu’il est tout à fait permis de tromper et de bafouer, sans que la chose tire à conséquence. En examinant de plus près ce curieux rapport et en cherchant à se rendre compte des circonstances dans lesquelles il a pu être adressé à l’empereur, on arrive à le comprendre tout autrement. C’était en 1850. Le parti hostile aux étrangers se relevait à Pékin ; Ky-ing sentait baisser son crédit. On l’accusait sans doute d’avoir trahi la cause de l’empire céleste en traitant avec l’étranger ; on accumulait contre lui mille griefs. Il avait dîné avec les barbares, il avait posé le pied sur leurs navires, rendu visite à leurs femmes, reçu leurs cadeaux ! Il avait toléré que la correspondance officielle avec les ambassadeurs fût écrite dans les termes d’une monstrueuse égalité ! Autant de crimes contre les lois et les usages de la Chine, autant de sacrilèges !… C’est à cela que répond indirectement le rapport de Ky-ing. Que l’on relise attentivement chaque paragraphe, et l’on trouvera qu’il s’accorde avec cette hypothèse. Les barbares aiment les grands dîners ; Ky-ing a dû, dans l’intérêt de sa mission, se conformer à leurs coutumes. S’il est allé à bord des navires, c’était par pur hasard. Les barbares font grand cas de leurs femmes, et ils pensent honorer leurs hôtes en les leur présentant. Lorsque Ky-ing s’est trouvé en face de Mme Parker et de Mme de Lagrené, il a été vraiment confondu ! Il a eu bien soin de déclarer qu’il ne pouvait recevoir de présens ; on s’est borné à lui offrir quelques bagatelles qu’il n’a réellement pas pu refuser. Sur la demande des ambassadeurs, il leur a donné son insignifiant portrait ! Quant au cérémonial, ces barbares aiment à s’affubler de titres pompeux auxquels ils n’ont aucun droit ; si l’on voulait rabattre leurs puériles prétentions et les soumettre au régime des peuples tributaires, ce seraient des altercations sans fin. Ils n’entendent rien aux convenances, et ils sont aussi entêtés qu’ignorans ! On n’a donc pas insisté sur ces petites questions d’étiquette : c’était le moyen d’obtenir gain de cause dans les débats sérieux, etc. — Voilà ce rapport, qui a toutes les apparences d’une apologie, d’un plaidoyer de Ky-ing. Compromis par ses relations avec nous, le mandarin s’empresse de nous renier, et, pour faire taire ses accusateurs, il enfle la voix contre les barbares. Il ne peut se défendre qu’en nous injuriant, et bien qu’il nous drape à la façon chinoise, nous ne saurions équitablement lui garder rancune. Il faut le plaindre d’en être réduit à ces expédiens pour se justifier ; il faut surtout plaindre l’empereur qui est condamné à- recevoir chaque jour de ses mandarins, qu’ils s’appellent Ky-ing, Yeh, Tsoung-lun ou Hiang, de pareils rapports. Quel gouvernement !