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ses plus illustres généraux, elle comptait de nombreux adorateurs, les plus dévoués à leur maître, comme le duc d’Abrantès, les autres frondeurs et opposans, comme le général Bernadette. Celui-ci avait, en 1802, rendu à Mme Récamier un grand service, en s’employant de très bonne grâce à faire sortir de prison son père, M. Bernard, gravement compromis dans des correspondances royalistes ; elle lui en témoigna vivement sa reconnaissance, et, sans devenir auprès d’elle aussi pressant que Lucien Bonaparte, Bernadotte lui écrivait en 1806, presque avec la même emphase sentimentale : « Quand l’amitié, la tendresse et la sensibilité enflamment une âme aimante, tout ce qu’elle exprime est profondément senti. Je n’ai pas cessé de vous adresser mes vœux et mes souhaits, et quoique né pour vous aimer toujours, je n’ai pas dû hasarder de vous fatiguer de mes lettres. Adieu. Si vous pensez encore à moi, songez que vous êtes ma principale idée, et que rien n’égale les tendres et doux sentimens que je vous ai voués. »

Napoléon, qui avait de petites passions à côté des grandes, n’ignorait aucun de ces incidens semés dans la vie d’une femme qui avait attiré un moment ses regards, et en témoignait tout son déplaisir : « Qu’allait faire là Mme Récamier ? » dit-il en apprenant qu’elle avait assisté à une séance du procès de Moreau. Et quand le renversement de la fortune de M. Récamier valut à sa femme les témoignages d’une sympathie générale, Napoléon, interrompant le duc d’Abrantès, qui lui en parlait avec émotion, lui dit d’un ton d’humeur : « On ne rendrait pas tant d’hommages à la veuve d’un maréchal de France mort sur le champ de bataille. » Pourtant le premier consul était devenu empereur ; il formait sa cour : il y voulait tous les genres d’éclat, la beauté comme les grands noms, les gloires de salon comme celles des camps. Fouché, alors ministre de la police, se chargea d’y attirer Mme Récamier ; il avait la confiance ironique des vieux corrompus qui n’imaginent pas que personne leur soit impossible à corrompre. Il entama d’abord sa négociation avec réserve, essayant de faire en sorte que Mme Récamier demandât elle-même une place à la cour. Elle évita de comprendre et de répondre. Fouché fit un pas de plus ; il avait probablement pensé plus d’une fois et dit peut-être à ses affidés que le plus sur moyen de faire Mme Récamier dame du palais, c’était d’en faire aussi la maîtresse de l’empereur, à qui cela plairait, et qui se déferait d’elle ensuite quand il voudrait. Les femmes ne savent pas à quel point la pensée et le langage de la plupart des hommes sont cyniques lorsqu’entre eux ils parlent d’elles, et le feu monterait au visage des moins délicates si elles entendaient quelques-unes de ces conversations. Avec une hypocrisie transparente, Fouché tenta la bonté en même temps