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des femmes, et avec la meilleure volonté du monde vous ne pourriez parvenir à vous représenter leur caractère, ni même leurs visages. Ce sont des êtres immatériels qui sont tout sourire, ou toute mélancolie, ou tout caprice. Claribel est une ombre, Lilian un éclat de rire, Mariana un regard mélancolique, Isabelle une attitude. On ne distingue rien que deux yeux qui percent une chevelure en désordre et vous regardent avec une tristesse qui vous gagne le cœur, ou un sourire inexorable qui vous tourmente et vous agace, si bien que vous sentez l’envie de dire à ce regard si triste : « Souris, je t’en conjure ! » et à ce sourire : « Pleure, je t’en prie ! » Tennyson ne peint xans les femmes que les détails insaisissables et aussitôt disparus qu’aperçus, le reflet de la lumière dans l’œil, la morbidesse que l’ombre jette sur le ton des joues, la beauté que la tristesse donne au regard, la coquetterie d’une tête légèrement inclinée, la grandeur de certaines attitudes. Il a essayé de surprendre et de fixer ce qu’il y a au monde de plus fugitif, la grâce en mouvement. Il ne sait point peindre la chair ni exprimer la beauté plastique ; mais de tous les poètes modernes, il est celui qui a le mieux connu les féeries du visage humain, les sylphes qui regardent par la fenêtre de l’œil, les lutins qui se logent dans les flots d’une chevelure, les esprits qui nagent dans l’incarnat des joues. Cette aptitude à peindre la grâce mobile est une des originalités de M. Tennyson, et pour moi la première de toutes. Cependant il faut peut-être rapporter en partie ce mérite aux modèles qui ont posé sous ses yeux. Tennyson n’a peint que la beauté anglaise, la moins classique et la plus romantique de toutes, celle où jouent le plus grand rôle ces détails fugitifs que j’appelle les féeries du visage.

Il y a souvent de la grandeur morale dans ses conceptions, une grandeur morale un peu étrange ; il y a des accens héroïques, les accens d’un héroïsme adolescent plutôt que mâle. Signalons trois petits chefs-d’œuvre, la Mort d’Arthur, Godiva, Ulysse, tous trois portant le même caractère d’héroïsme juvénile et candide. La Mort d’Arthur n’offre aucun des tragiques tableaux de la défaite et du trépas ; le héros meurt sans amertume et emporte au tombeau cette noble confiance dans la nature humaine qui l’a guidé pendant sa vie, et que le triomphe de ses ennemis n’a pu détruire. Sa mort n’est pas un déclin, c’est une aube qui se lève rayonnante sur les générations qui entrent dans la vie. Il faut que les prophéties s’accomplissent ; la chevalerie de la Table-Ronde doit disparaître, mais la chevalerie durera toujours. Il y eut des hommes braves avant Arthur, il y en aura encore après lui, et le bras mystérieux qui sortit naguère du lac pour lui donner sa vaillante épée se dressera encore bien des fois jusqu’à la fin du monde pour passer cette épée à d’autres