Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/485

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un point de vue plus élevé, l’histoire de la dame de Shalott n’est-elle pas celle de tous les poètes et de tous les artistes, sur lesquels pèse un enchantement fatal ? Le monde semble leur avoir été donné en apparence pour réjouir leurs yeux ; mais il leur a été donné en réalité pour accomplir une tâche dure et charmante dont ils ne doivent pas se détourner. À d’autres appartiennent toutes les réalités de ce monde, à eux ses ombres et ses reflets. La vie est faite pour qu’ils la contemplent et non pour qu’ils la partagent, pour qu’ils l’admirent et non pour qu’ils l’aiment. Ils doivent vivre au milieu de la réalité, et cependant séparés d’elle, pareils à ces curieux qui contemplent du dehors à travers les vitres le spectacle d’une fête qu’on ne célèbre point pour eux. Plus d’une fois sans doute ils voudront s’écrier comme la fée : « Je suis fatiguée des ombres ! » Mais qu’ils surmontent leur fatigue sous peine de châtimens terribles ! Prends garde que le miroir magique ne se brise, ô poète qui veux détourner la tête ! Reste assis, reste assis, si tu ne veux pas avoir pour dernière ressource de te confier aux vagues qui te porteront vers les royaumes inconnus du malheur et de la mort.

Les sentimens passionnés, sombres, poignans ou orageux de l’âme n’ont donc pas d’écho dans les poèmes de Tennyson. Comme il n’y a pas de règle sans exception, je signalerai une pièce très ardente intitulée Fatima, qui dans l’origine a dû, si je ne m’abuse, porter un nom moins oriental, et qui a sans doute été composée après quelque lecture émue des poètes anciens, ainsi qu’un autre poème intitulé OEnone, lequel contient des accens très réellement passionnés. Ce sont là de très rares exceptions. Les sentimens qu’il exprime de préférence ont de la vivacité, de la mobilité ; ils n’ont pas de substance, pas de corps. Ils brillent comme une flamme pure qui éclaire sans échauffer. Jamais poète n’a été moins enivré par les fumées de la matière et de la chair ; n’entretient avec toutes les choses et tous les êtres des relations d’intimité cordiale ; il a un sourire pour toute joie et une parole de pitié pour toute souffrance, mais jamais son cœur ne se livre, et jamais sa nature ne cède. Le dévouement, le transport, le ravissement, sont des vertus qu’ignore son âme élégante. Le sentiment qu’il a chanté avec le plus de profondeur et de complaisance est le sentiment subtil et froid par excellence, le sentiment de l’amitié. Et encore n’a-t-il pas chanté l’amitié présente, active, vivante ; non, il a chanté l’amitié idéalisée par le souvenir, passée à l’état de pur esprit et d’ombre heureuse dans les champs élyséens. Cependant, comme il est habile à exprimer les émotions de ce sentiment sans orage, comme sa fine imagination sait découvrir les liens subtils de l’affinité qui enchaîne les âmes, avec quel noble recueillement il s’entretient de la chère mémoire de celui