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du Nord, aux voûtes transparentes, tout inondée d’une lumière blanche, comme les stalactites de glace qui lui servent de colonnes et de lustres. Le lecteur qui se promène au milieu de cette nature lumineuse et sans chaleur sent son cœur s’animer d’une émotion sans objet ; on dirait des souvenirs endormis, troublés dans leur sommeil profond, qui s’agitent, se retournent, et dont les rêves, montant comme des vapeurs, viennent se fondre au bord des paupières en larmes mélancoliques :

Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of some divine despair
Rise in the heart, and gather to the eyes,
In looking on the happy autumn fields,
And thinking of the days that are no more.

Cette froideur exquise pénètre tous les poèmes d’Alfred Tennyson. Ne croyez pas cependant que l’émotion lui manque, et qu’il ignore l’art de la communiquer à ses lecteurs ? Non, mais cette émotion même a une certaine froideur. Il a la sensibilité d’un homme impressionnable qui passe dans la vie plutôt en contemplateur curieux qu’en acteur passionné. Les grands secrets de la passion lui sont inconnus, et il semble qu’il lui est interdit de les pénétrer. En vérité, il me semble avoir lui-même très délicatement exprimé la nature et l’histoire de son talent dans un de ses plus jolis poèmes : la Dame de Shalott. Une île radieuse s’élève au milieu de la rivière qui conduit à Camelot, la ville royale, séjour du roi Arthur et des chevaliers de la Table-Ronde, et dans cette île habite une fée soumise à un enchantement qu’elle ne peut rompre. Jour et nuit, il lui faut tisser dans la solitude et le silence une toile magique pleine de gaies couleurs et ornée de scènes variées. Charmante est la tâche, mais triste est le cœur de celle qui l’accomplit. Où donc prend-elle ces couleurs si gaies et les sujets de ces scènes qu’elle fixe sur sa toile ? Un miroir magique est suspendu au-dessus de sa tête, et dans ce miroir se reflètent les images du monde mouvant, auquel elle ne doit pas se mêler. Tous ceux qui passent sur le grand chemin qui conduit à Camelot laissent leur image sur ce miroir ; c’est un abbé sur sa mule, c’est une troupe de gaies demoiselles, une bande de pages aux longues chevelures, deux amans qui passent lentement, penchés l’un vers l’autre, un baptême, un enterrement. Elle regarde sans relâche, et se sent malade à force de regarder. Oh ! comme elle abandonnerait de bon cœur sa navette et son aiguille merveilleuse pour se mêler à la foule des vivans ! Si elle pouvait seulement détourner la tête et suivre autrement que dans le miroir magique les scènes qui se déroulent sous ses yeux ! Mais non, cette