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ma santé, qui se rétablit à peu près. Je gardai un silence absolu sur moi-même, et je parus avoir l’esprit présent et la tête saine. Cependant je ne me consolais pas, et par momens je me sentais devenir fou. Je me cachais dans les grottes voisines du château, et là, dans l’ombre, assis sur une grosse roche brute qui occupait le centre de la crypte principale et qui avait peut-être servi de trépied à quelque pythonisse gauloise, j’évoquais le fantôme de Love, et je me mourais d’amour en cherchant à le fixer et à le saisir.

L’hiver fut horrible. Bien que l’abri du ravin nous adoucît la rigueur du climat environnant, on gelait dans les appartemens mal clos du manoir, et, quoique très habitué à tout supporter, je sentais le mal-être extérieur réagir sur mon âme. Je faisais de grandes courses sur la neige qui couvrait les plateaux. Un jour, je gravis avec des peines inouies le cratère de Bar pour revoir les buissons où j’avais embrassé Love pour la dernière fois. Coupé en deux par la bise, je sentais mes larmes geler dans mes yeux et ma pensée se glacer dans mon cerveau.

Enfin je reconnus que cette passion devenait une monomanie, et que je n’avais pas en moi les forces suffisantes pour m’y soustraire. Ma conscience me disait pourtant que j’avais fait mon possible, et ma mère, qui le voyait bien, me rendait justice. Nous nous trompions, elle et moi, en ce que nous ignorions le remède. Il eût fallu travailler, et je travaillais assez assidûment ; mais mon éducation première ne m’avait pas appris à travailler avec fruit, et ma mère ne savait pas plus que moi quelle intime relation existe entre la lumière qui se fait dans l’esprit et le rassérénement qui peut s’opérer dans le cœur. Mes études me semblaient arides : je les poursuivais comme une tâche volontaire, comme un certain nombre d’heures arrachées de vive force, chaque jour, à l’obsession de mon chagrin ; mais je ne les aimais pas, ces études sans lien et sans but. Elles me donnaient les accablemens de la fatigue sans me verser les douceurs du repos.

Et pourtant j’avais entendu Love vanter les bienfaits du travail et dire devant moi, en parlant de son père, que toutes les peines de l’âme cédaient devant une conquête de la science. Je lui en voulais d’être si croyante à cette sorte de religion où on l’avait élevée. J’enviais le sort de M. Butler, qui était capable de tout supporter et de tout oublier pour une heure de recueillement ou de contemplation. Mes résumés intérieurs ne m’apportaient pas cette joie tranquille et profonde que je lui avais vu savourer en disséquant un insecte ou en interrogeant les veines d’une roche. J’apprenais cependant beaucoup de choses techniques, et, guidé par une sorte d’instinct dont je ne voulais pas me faire l’aveu à moi-même, je me rendais