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père et mon frère sont en voiture au bas de la montagne, du côté d’Allègre. Ni l’un ni l’autre n’auraient la force de monter jusqu’ici. Moi, je vous ai aperçu, traversant une petite clairière. Comment je vous ai reconnu de si loin, quand personne autre ne pouvait seulement vous apercevoir, c’est ce que je ne peux pas vous expliquer ; cependant j’étais sûre de vous avoir reconnu. Je n’en ai rien dit ; mais, comme mon père m’engageait à grimper au cratère avec M. Black, j’ai accepté. Je me suis arrangée pour perdre mon compagnon dès l’entrée du bois. Ce n’a pas été difficile. J’ai coupé en droite ligne, à pic, sous les arbres ; M. Black est trop asthmatique pour en faire autant. Je lui ai crié de suivre le sentier, et le sentier aboutit là-bas, à droite. Je le sais, je suis déjà venue ici deux fois. C’est pourquoi je vous emmène à l’opposé. Mon père m’a donné deux heures, pendant qu’il reste assis avec Hope sur le bord du ruisseau. J’ai gagné une demi-heure en montant tout droit ; je gagnerai un quart d’heure en descendant de même, et M. Black deviendra ce qu’il pourra.

En parlant ainsi, elle m’entraînait vers le fourré, où nous arrivâmes en peu d’instans. Le lac n’a guère qu’un demi-quart de lieue de diamètre. Aussitôt qu’on a franchi la couronne boisée du cratère, le terrain se précipite, et l’immense horizon se découvre à travers les arbres.

Love s’assit auprès de moi sur la mousse, au milieu des genêts en fleurs. De là nous apercevions, comme deux points noirs, M. Butler et son fils au bord du ruisseau. La voiture et les domestiques étaient à l’ombre un peu plus loin. Love, s’étant assurée que nous étions bien cachés, même dans le cas où Junius Black aurait l’esprit de venir de notre côté, me regarda enfin, et, voyant ma figure altérée, elle perdit la résolution qui l’avait soutenue jusque-là.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, comme vous avez du chagrin ! Ah ! si vous m’aimez tant que cela, et si vous manquez de courage, que vais-je donc devenir, moi ?

— Si je vous aime tant que cela !… Vous avez donc pensé que je vous aimais peu et tranquillement ?

— Peu, non ! Je ne vous aimerais pas si je ne me croyais pas beaucoup aimée ; mais, tant que le devoir ne nous enchaîne pas l’un à l’autre, nous ne pouvons pas sacrifier celui qui nous enchaîne à notre famille. Pourriez-vous hésiter entre votre mère et moi ?

— Il me semble que je n’ai pas hésité quand je vous ai donné ma parole de me séparer d’elle pour vous suivre, s’il le fallait, à mille lieues de ce pays.

— C’est vrai, répondit miss Love en pâlissant, vous m’avez pro-