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aussi pressant qu’il l’a cru, le temps est venu de se mettre en garde contre la vieille jalousie de Henri VIII et l’ambition naissante du successeur de Ferdinand. D’un autre côté, de vagues et séduisans horizons venaient de s’ouvrir au-delà des mers. Dix-huit ans s’étaient à peine écoulés depuis la découverte de l’Amérique et du cap de Bonne-Espérance ; les Dieppois, dans leurs courses cachées, avaient devancé ce mouvement ; les Honfleurois, comme on le verra plus tard, l’avaient suivi. Les regards émus de l’Europe étaient tous tendus vers les mystérieux lointains de l’Océan, et quand ses sujets ne rêvaient qu’expéditions et fortunes aventureuses, comment un souverain, plein lui-même de jeunesse et d’ardeur, aurait-il résisté à l’entraînement universel ? N’avait-il pas d’ailleurs à mettre les côtes de Normandie à l’abri des entreprises de l’Espagne et de l’Angleterre ? À ces besoins nouveaux il fallait de nouveaux organes ; les menaces et les espérances de l’avenir commandaient également de remplacer l’établissement maritime d’Harfleur, dont la ruine était imminente. François Ier ne fut pas lent à se décider.

Le grand-amiral de France Bonnivet, dont cette dignité n’avait pas fait un marin, mais qui partageait les ardeurs et exécutait parfois avec bonheur les plus hasardeuses conceptions de son royal ami, fut chargé de chercher dans la baie de la Seine l’emplacement du port de guerre et de commerce qu’il s’agissait de créer. Guidé par son instinct militaire, il visita d’abord l’atterrage d’Étretat, plus immédiatement exposé que celui d’Harfleur à l’invasion du galet, puis, faute de mieux, l’embouchure de la Touque ; mais pendant qu’il recueillait des données hydrographiques médiocrement satisfaisantes pour le roi, un phénomène que ne lui avait sans doute fait prévoir aucun calcul des effets du concours des attractions de la lune et du soleil vint le tirer d’embarras. Le banc de galets qui s’enracine au pied du cap de La Hève se recourbait à ce moment sans discontinuité jusqu’auprès d’Harfleur, et enveloppait dans un bourrelet élevé les vastes lagunes de la plaine de Leure. Une de ces marées formidables qui viennent assaillir de siècle en siècle les côtes de la Manche surmonta le bourrelet, et remplit la cuvette naturelle qu’il formait. Quand la mer eut baissé, l’énorme masse d’eau qu’elle avait laissée derrière elle, crevant la retenue de galets, se précipita furieuse, et creusa sur son passage une ravine gigantesque. Depuis ce jour, les marées n’ont pas cessé de monter et de descendre dans cette ouverture, qui est devenue le chenal du Havre. Ce bienfait du ciel mettait un terme à toutes les incertitudes sur le choix d’un emplacement, et pour doter la France du port qui lui manquait sur ces côtes, il ne restait qu’à mettre la main aux travaux d’art qui devaient compléter l’œuvre de la nature.