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menade, toujours chargé comme un mulet et toujours attaché aux pas du jeune homme. J’échangeais pourtant chaque jour quelques mots avec Love, qui me plaisantait sur ce qu’elle appelait mon humeur noire. Quand elle parlait de moi dans sa langue avec son frère, elle disait que mes raisonnemens et mon amour conjugal l’intéressaient ; mais elle prétendait avoir une préférence pour François, dont l’humeur insouciante et les lazzis rustiques la tenaient en gaité. Hope ne me parlait jamais que pour me donner des ordres, ou pour me prier d’un ton poli et bref de ne pas le toucher. M. Butler était toujours la douceur et la bonté même. Il ne paraissait pas me distinguer des autres guides, et il nous parlait à tous trois du même ton paternel et bienveillant.

Au bout de ces huit jours, durant lesquels, de neuf heures du matin à sept heures du soir, je ne perdais pas de vue un mouvement de Love, je fus bien convaincu qu’elle n’avait pas eu une pensée pour moi, puisqu’elle ne s’avisa pas une seule fois de remarquer ou de faire remarquer ma ressemblance avec le malheureux qu’elle avait connu. Je la vis toujours absorbée par l’étude de la nature, par le soin de montrer à son père tout ce qu’elle pouvait trouver d’intéressant, ou de le consulter pour le distraire de trop de rêverie. Quant à son frère, elle me sembla ne plus s’en occuper avec inquiétude. Elle avait pris toute confiance dans ma manière de l’escorter.

Un jour enfin, elle m’accorda tout à fait son attention, et elle dit en anglais à son père que si je n’étais pas le plus divertissant des trois guides auvergnats, j’étais à coup sûr le plus empressé, le plus solide et le plus consciencieux. — C’est bien, répondit M. Butler, il faudra lui donner à l’insu des autres un surcroît de récompense, à ce brave garçon-là !

— Oui certes, je m’en charge, reprit Love. Je veux lui acheter une belle robe pour sa femme, dont il est amoureux fou après cinq ans de mariage. Savez-vous que c’est beau d’être si fidèle, et qu’il y a dans ce paysan-là quelque chose de plus que dans les autres !

— Eh bien ! répliqua M. Butler, dites-lui de nous conduire demain dans sa maison. Vous serez bien aise de la voir, sa femme, et peut-être saurez-vous leur dire à tous deux quelque bonne parole, vous qui avez toujours de si bonnes idées dans le cœur !

Love s’adressa alors à moi en français, et me demanda de quel côté je demeurais. J’étais un peu las de feindre. J’échangeai un regard avec François, et il répondit pour moi que je ne demeurais pas dans le pays même. Et puis, averti par un second coup d’œil, il rompit la glace, ainsi que nous étions convenus de le faire à la première occasion. — Mon cousin Jacques, dit-il en me désignant, demeure du côté du Vélay, dans un endroit que vous ne connaissez peut-être pas, et qui s’appelle La Roche.