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avaient passé sur cette petite tête frisée sans y dérouler un cheveu, sans y faire entrer probablement un regret ou une inquiétude à propos de moi. Et moi j’étais là, dévoré comme aux premiers jours de ma passion ! J’avais couru sur toutes les mers et par tous les chemins du monde sans pouvoir rien oublier, tandis qu’elle s’était chaque soir endormie dans son lit virginal, autour duquel jamais elle n’avait vu errer mon spectre, ou entendu planer le sanglot de mon désespoir.

Je fus pris d’une sorte d’indignation qui tournait à la haine. Un moment je crus que je ne résisterais pas au désir brutal de la surprendre, d’étouffer ses cris… Mais tout à coup je vis sur cette figure de marbre un point brillant que du revers de la main elle fit disparaître à la hâte : c’était une larme. D’autres larmes suivirent la première, car elle chercha son mouchoir, qu’elle avait perdu, et elle ouvrit une petite sacoche de maroquin qu’elle portait à sa ceinture, y prit un autre mouchoir, essuya ses yeux, et les épongea même avec soin comme pour faire disparaître toute trace de chagrin sur son visage condamné au sourire de la sécurité. Puis elle se leva et disparut.

Mon Dieu ! à quoi, à qui avait-elle donc songé ? À son père ou à son frère menacés dans leur bonheur et dans leur fortune ? À coup sûr ce n’était pas mon souvenir qui l’attendrissait. Elle me croyait heureux, guéri ou mort. Je pris, à la fenêtre brisée, la place qu’elle venait de quitter. Un éclair de jalousie me traversa le cœur. Peut-être aimait-elle quelqu’un, à qui, pas plus qu’à moi, elle ne croyait pouvoir appartenir, et cet infortuné, dont j’étais réduit à envier le sort, était peut-être là, caché comme moi quelque part, mais visible pour elle seule et appelé à quelque douloureux rendez-vous de muets et lointains adieux !

Il n’y avait personne. Le tonnerre commençait à gronder. Les bergers s’étaient mis partout à l’abri. Le pic de Diane, revêtu d’herbe fine et jeté au creux du vallon, dessinait sur le fond du tableau des contours veloutés qui semblaient frissonner au vent d’orage. Je ramassai une fleur d’ancolie que Love avait froissée machinalement dans ses mains en rêvant, et qui était restée là. J’y cherchai puérilement la trace de ses larmes. Oh ! si j’avais pu en recueillir une, une seule de ces larmes mystérieuses ! Il me semblait que je lui aurais arraché le secret de l’âme impénétrable où elle s’était formée, car les larmes viennent de l’âme, puisque la volonté ne peut les contenir sans que l’âme consente à changer de préoccupation.

Quand, après le départ de la famille, je me fus bien assuré, en épiant la physionomie enjouée du père et les allures tranquilles du fils, que ni l’un ni l’autre ne pouvait donner d’inquiétude immédiate à miss Love, quand j’eus exploré du regard tous les environs