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vait bravement une fraîche ondée dont elle songea pourtant à préserver son frère, car elle envoya le domestique qui les accompagnait à pied chercher dans la voiture un vêtement pour lui. Je vis alors la tête de M. Butler se pencher à la portière. Jeune encore, M. Butler n’avait presque pas vieilli ; seulement ses cheveux gris étaient devenus tout blancs, et rendaient plus vif encore l’éclat de sa figure rose et ronde, type de douceur et de sérénité.

Quant à Hope, il était loin de l’étiolement que m’avait fait pressentir M. Louandre, et qui eût pu le justifier de mes malheurs. Il était à peu près de la même taille que sa sœur, élégant et bien fait comme elle, d’une jolie figure distinguée, à l’expression plutôt polie que douce, car il y avait un éclair d’obstination et de fierté dans son œil bleu. Il était habillé à la mode anglaise, qui condamne aux petites vestes rondes et aux grands cols rabattus des garçons de dix-huit à vingt ans. Hope en avait quinze, et ce costume enfantin n’était pas encore ridicule chez lui, sa carnation étant très délicate et ses extrémités d’une finesse remarquable. J’observai aussi les valets. C’étaient deux figures nouvelles. Cette circonstance acheva de me rassurer.

Le frère et la sœur marchèrent environ dix minutes devant moi, et prirent bientôt de l’avance sur la voiture, qui montait une côte rapide. J’entendis Love dire au domestique à pied : « Restez près des chevaux ; si le cocher s’endormait,… c’est si dangereux ! » En effet, le chemin était fort peu plus large que la voiture, le roc montant à pic d’un côté, de l’autre tombant de même en précipice. Instinctivement je me plaçai entre les chevaux et l’abîme, et je vis Love se retourner plusieurs fois : il semblait que ma présence la rassurât ; mais bientôt je m’élançai vers elle. Un taureau, à la tête d’un troupeau de vaches, venait à sa rencontre et s’arrêtait en travers du chemin, l’œil en feu, poussant ce mugissement rauque et comme étouffé qui indique d’une façon particulière la jalousie et la méfiance. Le troupeau était sans gardien, et Love avançait toujours, ne faisant aucune attention à la menace de son chef. Hope, armé d’une petite canne, semblait disposé à le provoquer plutôt qu’à reculer devant lui.

Je doublai le pas. Je savais que ces taureaux, élevés en liberté et très doux avec leurs pasteurs, sont quinteux et s’irritent contre certains vêtemens ou certaines figures nouvelles. Hope, courageux et déjà homme par l’instinct de la protection, se plaça entre sa sœur et l’ennemi, leva sa petite canne, et fit mine de frapper ; mais, l’animal faisant tête, le jeune homme se jeta de côté et le toucha sur le flanc. Dès lors sa sœur était en grand danger. Le taureau bondit vers Love, qui se trouvait en face de lui. Elle eut peur, car elle fit un grand cri et recula jusqu’au précipice. Par bonheur j’avais eu