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nant. La santé, le travail, la passion, le bonheur de ce pauvre père, seront anéantis le jour où sa fille lui manquera. Eh bien, soit ! s’il faut quelque jour quitter la France, je la quitterai, je suivrai Love au bout du monde, si M. Butler veut aller vivre au bout du monde. Ma mère en souffrira beaucoup, je le sais aussi maintenant ; mais elle souffrirait davantage de me voir à toute heure seul et désespéré devant elle. Le sort en est jeté, que voulez-vous ? Je ne pouvais pas me flatter de trouver pour moi tout seul en ce monde le bonheur sans nuage et le soleil sans ombre. Faites que j’obtienne le cœur et la main de cette généreuse fille. Si elle m’aime, je serai encore à envier, car je l’aime, moi, entendez-vous ? Ignorante ou docte, faible ou forte, ouvrière en dentelle ou en géométrie, elle est le type qui me plaît et me domine ; elle est la femme qui me fait rêver à toute heure, sans laquelle ma tête s’égare et mon âme me quitte. Plus d’objections, mon cher ami ! agissez… ou plutôt non, n’agissez pas ! donnez-lui le temps de voir combien je l’aime et à quel point elle peut compter sur moi. Laissez dire les envieux, laissez-moi conduire ma barque moi-même. Tenez, allez-vous-en ! j’ai peur que mon empressement ne lui paraisse brutal. Est-ce qu’elle peut penser à autre chose qu’à son père d’ici à huit ou dix jours ?

— Permettez, permettez ! reprit M. Louandre ; je ne tiens pas tant à conclure ce mariage qu’à mériter la confiance de M. Butler et celle de votre mère, qui tous deux m’ont chargé de ce qu’ils ont de plus cher au monde après leurs enfans, à savoir leur honneur, leur dignité respective. Je veux bien m’en aller, mais à la condition que vous vous en irez avec moi, car votre présence, trop fréquente et trop prolongée ici, compromet Mlle Butler et vous-même, vos parens et les siens par conséquent, et moi-même par-dessus le marché.

— Vous avez raison, répondis-je, partons ! J’ai fait mon devoir en venant m’informer de la santé du malade. J’écrirai à miss Love pour lui dire que j’attends ses ordres, et je ne reviendrai que quand elle m’y aura autorisé.

— Enfin vous parlez d’or, dit le bon Louandre en se levant ; partons !

X.

Mais il était écrit que les choses se passeraient autrement. M. Butler s’était endormi ; on avait prévenu miss Love de mon arrivée : elle s’était fait remplacer par son frère auprès du convalescent ; elle venait à nous, elle saluait M. Louandre, qui avait déjà pris congé d’elle une demi-heure auparavant ; elle me tendait la main avec un affectueux et radieux sourire.