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lieue plus haut, et ces limites, tracées par la nature, en faisaient un paysage complet et enchanté que d’un coup d’œil on pouvait embrasser des fenêtres de la maison.

J’entrai dans ce paysage en enjambant le fossé et en écartant les branches de la haie. Je faisais là une chose qu’aucun des rares habitans de la montagne ne se fût permise, car il est à remarquer que nulle part la propriété n’est aussi scrupuleusement respectée que dans les localités ouvertes à tout venant. Dans la splendide Limagne, le terrain est trop précieux pour qu’on en perde un pouce ; il n’y a donc là ni haies ni barrières, et la richesse immaculée des récoltes annonce la scrupuleuse probité des propriétaires mitoyens.

Situé à la limite de cette admirable et fatigante Limagne, trop ouverte au soleil en été et trop écrasée de corniches de neige en hiver, Bellevue était une oasis, une tente de verdure et de fleurs entre les grands espaces cultivés et les âpres rochers de micaschiste qui forment une barrière entre la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme. Le revenu des terres ou plutôt des roches adjacentes ne consistait qu’en bois, et ces bois magnifiques étant respectés comme l’ornement indispensable du site, le revenu était nul ; mais en revanche M. Butler possédait une notable étendue de terres dans la plaine et de nombreux troupeaux sur les collines.

Je me sentais si détaché de mes anciens projets, que je contemplai le Love’s-Park en amateur et en artiste pour la première fois. Je comparais cette charmante situation avec les grands sites que j’avais vus ailleurs, et je m’étonnais, après avoir fait le tour du monde, de retrouver dans ce petit coin de la France une poésie et même une sorte de majesté sauvage, dont aucun souvenir, aucune comparaison ne pouvait diminuer le charme. C’est ce qu’éprouveront tous ceux qui seront restés un peu naïfs, et qui n’auront pas perdu le goût du simple et du vrai après avoir assisté au spectacle enivrant des grandes scènes invraisemblables de la nature. Je m’étais attendu cependant à retrouver petite et mesquine cette montagne d’Auvergne que mon enfance avait sentie si vaste et si imposante, et je la retrouvais étroite et resserrée, mais profonde et mystérieuse comme une idée fixe, comme un rêve dont on ne voit jamais le bout, comme l’amour que j’avais porté si longtemps enfermé dans le secret de mon âme.

Et puis chaque site un peu remarquable a sa physionomie, qui défend la comparaison comme une exigence impie ou puérile. Les collines de Bellevue étaient petites, mais elles s’étageaient hardiment les unes au-dessus des autres, et, des grands sapins qui vivaient dans le froid, il fallait une heure pour descendre, par de bizarres sinuosités, jusqu’aux noyers, qui, exotiques délicats, s’épa-