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« Voilà les faits dans toute leur netteté, et tout ce que je vous dis là doit vous prouver que Love ne veut plus et ne voudra jamais aliéner une liberté que, sous tous les rapports, dans le passé comme dans l’avenir, elle a consacrée et sacrifiée à sa famille. Telle qu’elle est, avec la froideur de son organisation, qui pour moi est évidente, avec sa faiblesse de caractère, qui ne l’est pas moins, son engouement pour la science, qui lui fait oublier de plaire et d’aimer et qui par conséquent lui retire son sexe, enfin avec ses imperfections et ses défauts (car, pour une femme, ce sont là des défauts essentiels peut-être), je ne vous cache pas que j’aime Love comme si elle était ma fille, car elle a toutes les qualités du plus brave garçon de la terre et toutes les vertus d’une sœur de charité. C’est pourquoi non-seulement je ne vous conseille pas de la voir et de redevenir amoureux d’elle, mais encore je m’y oppose, entendez-vous ? persuadé que je suis du chagrin que vous lui feriez, en pure perte pour vous-même. »

Ayant ainsi parlé avec rondeur et fermeté, M. Louandre attendit ma réponse. Je n’en fis aucune. Il me fallait bien accepter les faits accomplis, et d’ailleurs ce que j’entendais me rendait si tranquille et si froid, que je ne sentais en moi aucun regret, aucune douleur à exprimer.

— Je vois, reprit M. Louandre, que tout cela vous donne à réfléchir.

— Comment pouvez-vous croire, lui dis-je, que j’aie besoin de réfléchir après cinq ans de victoires remportées sur moi-même ?

— Aussi n’est-ce pas pour vous que je m’inquiète. Je n’en suis plus à croire que vous devez mourir de chagrin ou en devenir fou ; je vois bien que vous êtes un homme solide, bien trempé au moral comme au physique.

— De quoi vous inquiétez-vous alors ?

— Mais de rien ! Seulement, s’il y avait à s’inquiéter pour quelqu’un, ce serait pour miss Love, que votre retour et vos visites pourraient replonger dans les inquiétudes d’autrefois. Dieu sait si son frère vous reverrait sans retomber dans sa monomanie, et si, croyant cette jeune fille libre de vous écouter, vous ne recommenceriez pas à l’affliger de vos peines ! Vous auriez grand tort, voyez-vous, et c’est vous alors qu’il faudrait accuser de monomanie, car Love n’est plus jolie, ou du moins elle a perdu toutes ses grâces d’enfant. Elle n’a qu’un avenir précaire et des idées, aujourd’hui arrêtées, qui sont tout à fait celles d’une bonne vieille fille chérissant ses habitudes et redoutant toute intervention étrangère dans ses affaires domestiques.

— Enfin, repris-je en souriant, je vois que vous craignez de me