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vous a parfaitement oublié. Que cela ne vous étonne ni ne vous offense. Ce n’est point une personne passionnée comme vous, et ce n’est pas sa faute. Elle a été élevée comme ça, pour les autres, avec défense de jamais songer à elle-même. Vous le savez aussi… Eh bien ! il y a des grâces d’état : où la chèvre est attachée, elle broute. Love Butler, après avoir peut-être un peu souffert de votre chagrin et s’en être convenablement préoccupée pendant deux ans, a appris avec une satisfaction évidente que vous étiez marié. Il y a même eu des détails là-dessus. Votre femme était une créole ravissante, pas du tout riche, un mariage d’amour enfin ! Messire de Bressac votre cousin, qui faisait sa cour à Love, comme vous l’avez fort bien deviné, et qui avait recueilli ou inventé la nouvelle, s’est cru vainqueur sur toute la ligne, et il se hâtait, en attendant mieux, de raconter à qui voulait l’entendre que Mlle  Butler remerciait Dieu de se voir enfin délivrée des extravagances dont vous pouviez la menacer encore, lorsqu’un beau matin il a rossé vilainement son cheval et tué son chien de chasse sous le prétexte que la pauvre bête avait eu l’intention de forcer l’arrêt. On s’est demandé la cause de cette injuste colère, et on se l’est expliquée par le menu, en voyant qu’il ne remettait plus les pieds à Bellevue. Il avait reçu son congé comme tous ceux qui s’y étaient exposés avant lui et tous ceux qui s’y sont exposés depuis.

« La vérité est que Love a versé une petite larme en apprenant votre mariage. J’étais présent, et je peux vous dire ce qui s’est passé. Le Bressac faisait la figure d’un homme fort dépité de cette larme, et moi je pris les mains de la brave fille en lui demandant si elle vous regrettait, et si elle avait compté que vous ne vous marieriez point. — Non, me répondit-elle avec la franchise que vous lui connaissez ; je ne regrette pas un mariage qui ne pouvait se faire sans nous amener de grands malheurs, ou sans nous jeter dans des inquiétudes continuelles. Je n’ai jamais compté que M. de La Roche ne m’oublierait pas : c’eût été là, de ma part, un sentiment odieux et dont vous me savez incapable. Vous me voyez émue et non pas étonnée ou affligée de ce que j’apprends.

« — Alors, insinua spirituellement M. de Bressac, mademoiselle pleure de joie ?

« — Eh bien ! qui sait ? peut-être ! répondit Love avec beaucoup de simplicité et de noblesse d’intention. Vous me dites qu’il est heureux, qu’il a une femme charmante : j’en remercie Dieu, et j’ai assez d’amitié pour votre cousin pour pleurer de chagrin ou de joie selon qu’il lui arrivera du bien ou du mal.

« Voilà tout, elle n’a pas dit un mot de plus ou de moins, et votre cousin n’est qu’un menteur, comme le sont tous les fats ; mais ce