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quand, faisant un grand effort sur moi-même, je lui demandai à qui appartenait maintenant la terre de Bellevue, elle me répondit qu’elle n’en savait rien, que c’était trop loin, qu’elle ne s’occupait pas des gens qui vivaient à huit ou dix lieues de La Roche, et qui d’ailleurs ne l’intéressaient pas.

Ces réponses évasives m’inquiétèrent. — Au moins, lui dis-je, tu sais si la famille Butler a reparu dans le pays,… si…

— Ils sont tous vivans, je sais cela, répondit-elle, mais je ne sais pas autre chose.

Catherine avait vu mon désespoir, et elle en avait connu la cause. Elle haïssait Love Butler et son frère, auteurs de tous mes maux, disait-elle. Je n’étais pas surpris de voir que, comme au temps passé, elle n’aimât pas à me parler d’eux ; mais j’allai plus loin dans mes suppositions : Love devait être mariée. Je n’osai pas le demander. J’avais peur de l’apprendre, et pourtant je m’étais dit mille fois pour une que je devais la retrouver mariée, si je la retrouvais jamais.

M. Louandre arriva. Je défendis à Catherine d’avertir qui que ce fût de mon retour, et j’allai m’asseoir dans la salle à manger, dont je tins les jalousies presque fermées. Quelques instans après, j’entendis Catherine dire au notaire, conformément à mes ordres : — Oui, oui, entrez ! vous déjeunerez ensemble. C’est un étranger, un voyageur qui vous apporte des nouvelles de M. le comte.

— Ah ! enfin ! De bonnes nouvelles ? s’écria M. Louandre en venant à moi. Parlez vite, monsieur. Il n’est pas mort ?

— Non, monsieur, il vit et il se porte bien.

Le son de ma voix fit tressaillir le notaire. Il le reconnaissait, et pourtant, comme ce n’était plus absolument le même, comme j’avais tout à fait perdu un certain accent du terroir qui ne se perd jamais tant qu’on y réside, il resta perplexe et me regarda avant de me faire une seconde question ; mais ma figure lui causa les mêmes doutes, et quand j’eus répondu que Jean de La Roche songeait en effet à revenir, il alla ouvrir la persienne et me contempla avec attention. Il lui fallut bien une minute pour être sûr de son fait. Puis tout à coup il se jeta dans mes bras avec la confiance d’un cœur fidèle, et, comme Catherine, il pleura ; mais il ne fut pas d’accord avec elle sur le changement que j’avais subi. J’étais, selon lui, beaucoup mieux qu’autrefois.

— Ah çà, me dit-il quand nous fûmes seuls, vous savez que vous êtes riche, et même plus riche qu’à l’époque où vous avez hérité, car depuis trois ans que vous avez reçu la nouvelle…

— Je ne l’ai pas reçue.

— Ah bien ! je m’en doutais !… J’ai écrit partout où vous n’étiez pas ! C’est toujours comme ça. Eh bien ! depuis trois ans, j’ai