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XIV.

Mille émotions poignantes et douces hâtaient le cours de mes idées et les battemens de mon cœur. J’étais venu là pour être seul avec ma mère, et j’étais avec elle en effet ; mais ce mystérieux tête-à-tête se passait, comme autrefois, à parler de moi seul, car jamais elle ne m’avait dit un mot sur elle-même, et quand elle sortait de ses préoccupations intérieures, c’était uniquement pour s’inquiéter de mon avenir.

Mon avenir ! où était-il maintenant ? Je n’avais qu’une consolation de le voir détruit à jamais, c’est qu’au moins personne ne s’en tourmentait plus : consolation affreuse, et qui ressemble à un suicide accompli avec la précaution de faire disparaître son propre cadavre dans quelque gouffre sans fond. Et pourtant je n’avais pas la tranquillité du désespoir. Il me semblait, à sentir si vivace et si chaud le souvenir de ma mère, qu’elle n’était pas morte, ou que ce que nous appelons la mort n’est qu’une apparence trompeuse, une disparition de la forme, et rien de plus. Son cœur, sa pensée, tout ce qui était l’essence d’elle-même et le mobile de sa vie, n’étaient-ils pas là près de moi, autour de moi et aussi en moi-même, comme l’air que l’on respire ? Ne me parlait-elle pas encore de sa voix douce et sans inflexions ? Ne me disait-elle pas, comme autrefois : — Mon fils, vous n’êtes pas heureux ; il faut travailler à votre bonheur ?

C’était là l’unique devoir qu’elle m’eût jamais tracé, le seul effort qu’elle m’eût demandé de faire pour elle, et je n’avais pu la satisfaire ! Le mal que je m’étais fait, à moi, le ressentait-elle encore dans une autre vie ? Cette idée m’affecta profondément. Elle ne m’était pas venue durant mes voyages, et dans cette maison, dans cette chambre, elle prenait une importance extraordinaire ; elle me pressait comme un reproche, elle m’accablait comme un remords. C’est alors seulement que les larmes me vinrent, et que, dans un de ces paroxysmes d’attendrissement où l’on s’exalte, je parlai intérieurement à ma mère, comme si elle eût pu désormais m’entendre sans le secours de la parole. J’étais là pour ainsi dire avec elle cœur à cœur, et elle pouvait lire dans le mien avec le sien propre. Je lui promis, je lui jurai de chercher le bonheur, dussé-je encore une fois souffrir tout ce que j’avais déjà souffert.

Mais quel serait-il, ce bonheur ? Je ne pouvais le concevoir que dans l’amour. Je n’étais pas ambitieux : mon premier, mon unique amour avait tué en moi toute velléité de ce genre. Le moment venait pourtant où je pouvais me faire un nom quelconque en publiant