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de mes nouvelles depuis si longtemps que l’on devait me croire mort ; je me faisais un plaisir triste d’apparaître comme un spectre à ceux qui m’avaient un peu aimé. Mais avant de songer à mes anciens amis et à mes parens, je voulais revoir seul le tombeau de ma mère, sa maison bizarre et sa chambre d’honneur, où elle avait passé les trois quarts de sa vie à recevoir les visiteurs d’un air grave, tout en faisant du tricot, sans lever les yeux sur personne, ou à rêver seule avec moi, les pieds fixés sur le carreau mal joint, les mains étendues sur les bras usés de son maigre fauteuil ; je voulais revoir ce jardin sur le sommet du rocher qu’elle s’était décidée à rendre praticable pour que j’y pusse courir en liberté dans mon enfance sans être arrêté à chaque pas par un précipice, et ces grottes où j’avais caché tant de pleurs, et ces cascatelles dont le doux bruit avait bercé tant de rêves, enfin tout ce monde de mon passé qui avait tenu dans le creux d’une petite roche enfouie et perdue le long d’un ravin caché lui-même sous la verdure.

J’arrivai à pied, un matin des derniers jours de mai, sans avoir été reconnu de personne sur ma route à travers le Velay. Étais-je donc bien changé ou complètement oublié ? Il y avait de l’un et de l’autre.

Après avoir marché une partie de la nuit, j’entrai, au jour naissant, dans le ravin de La Roche. La rivière était très grosse et très bruyante ; mais du chemin on ne la voyait plus, tant les branches avaient poussé sur ses rives. Le chemin lui-même était devenu comme un rempart de défense, tant il était hérissé et couronné de ronces, dont j’eus à soulever les rameaux épineux pour pénétrer jusqu’à l’escalier. La porte était neuve et close, une lourde et laide porte de ferme, en bois neuf, à la place de la belle porte en vieux chêne à ferrures savamment historiées, dont les débris gisaient sur les marches brisées du perron. Cette merveille avait fait son temps. M. Butler n’est jamais revenu dans le pays, pensai-je, car il eût acheté ces fers travaillés de la renaissance qu’il convoitait jadis, et que personne aujourd’hui ne paraît s’être soucié de ramasser.

Au moment de sonner, je me rappelai qu’en quittant la France j’avais écrit à M. Louandre d’affermer la terre. J’avais fait la réserve du château, que je ne voulais pas savoir envahi par des indifférens ; mais Dieu sait ce qui avait pu arriver depuis trois ans que je n’avais donné signe de vie. Un frisson me passa dans tout le corps. Je tremblai de trouver des inconnus installés dans le sanctuaire de mes souvenirs, et jusque dans le lit où ma mère était morte. Le faible bruit de mes pas n’avait éveillé personne. Seulement un petit chien qui me sentait là, derrière la porte, aboyait d’une voix perçante. Ce chien aussi était pour moi un étranger, et c’est en étranger