Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/260

Cette page a été validée par deux contributeurs.
256
REVUE DES DEUX MONDES

leuse imagination avec laquelle l’homme le plus lent d’esprit, quand on heurte une de ses volontés, est sur-le-champ en état d’inventer des multitudes d’argumens pour la justifier, et d’en inventer sans fin de nouveaux à mesure que l’on détruit ceux qu’il met en avant. Cela seul est la preuve que nos sentimens ne sont pas déterminés par les considérations que nous regardons nous-mêmes comme les motifs qui nous y déterminent. Les considérations sont trouvées après coup ; le sentiment est un fait intérieur produit par des mobiles intérieurs, par des lois et des nécessités inhérentes à notre propre nature. Sans doute il faut en dire autant de la foi. En montrant qu’elle avait le même privilège d’être inépuisable en ressources pour se légitimer devant l’intelligence, elle a montré qu’elle aussi était un sentiment né des instincts mêmes de notre être, elle a fait voir que les argument et les motifs de croire avec lesquels elle peut se défendre ne sont pas sa véritable cause, et qu’à l’avenir comme par le passé elle et la science n’ont pas beaucoup à craindre l’une de l’autre, parce que de fait elles habitent deux mondes entre lesquels les communications sont plus apparentes que réelles.

Une telle découverte, — et plus ou moins sciemment elle a été faite par nombre d’esprits, — est de nature à rendre et a déjà rendu de grands services aux deux adversaires. En réfutant leurs prétentions mal fondées, elle ne peut que les mettre à même de mieux sentir ce qu’ils sont vraiment. La foi, qui a peut-être le plus vite profité de la leçon, ne songe plus maintenant à écrire des traités de théologie naturelle et à démontrer le christianisme par l’astronomie ou la physique ; elle comprend mieux que sa principale force ne réside pas dans les preuves historiques ou les autres preuves extérieures, qui sont tout au plus une raison de la juger admissible, mais bien dans la valeur intrinsèque que possèdent ses doctrines pour répondre à des besoins humains de tous les temps ; elle sait qu’au lieu d’être une conclusion démontrable, elle est une croyance qui s’impose d’elle-même ou ne peut être imposée, une croyance qui est évidente sans raisonnement pour certaines dispositions morales, qui est irrésistiblement convaincante pour toutes les âmes où prédominent ces dispositions, et qui, en dépit de tout raisonnement, reste inadmissible et impossible pour ceux dont le cœur est autrement incliné. D’un autre côté, la science a pu s’apercevoir que ses documens et ses argumens n’ont aucune prise sur les mobiles qui ont seuls puissance d’engendrer des croyances, et que le monde moral n’est point son domaine à elle : elle raisonne d’après les données qu’elle a pu recueillir sur les faits extérieurs, elle ne saurait légitimement en tirer que des conclusions sur ce qui a dû se passer dans le monde visible. Autant la foi s’égare quand, au nom de ses convictions, elle veut régenter les opinions de la science, autant celle-ci se méprend lorsqu’elle se permet des prétentions métaphysiques, comme s’il lui était donné de créer ou de détruire des croyances, d’empêcher, en d’autres termes, que notre nature morale n’obéisse à ses propres lois.

J. Milsand

V. de Mars.