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et de la Belgique, où l’on ne rougit pas d’infliger aux artistes dramatiques les plus honorables des jugemens tumultueux indignes de nos mœurs douces et équitables. Il n’y a pas de plus grande punition pour un artiste, comme pour les rois, que le silence. Toutefois n’y a-t-il pas lieu de faire quelques réflexions sur la trop grande importance qu’on accorde de nos jours aux interprètes de l’art, aux virtuoses de toute nature, qu’on acclame et qu’on enivre de folles louanges ? Gustave Planche, dont le vigoureux esprit, la haute et ferme critique allaient au-devant de la vérité sans s’inquiéter jamais des vanités et des intérêts qu’il pouvait froisser, a écrit ici, sur l’infatuation des comédiens, des pages remarquables, qui n’ont rien perdu de leur à-propos. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Le convoi et les funérailles de Mlle Rachel, les ovations ridicules dont elle a été l’objet pendant sa vie, la vente de son mobilier, où l’on se disputait à prix d’or les moindres bagatelles qui lui avaient appartenu, sont une de ces scandaleuses apothéoses de notre temps qui blessent le plus le sens moral, le goût et la raison. Que ferez-vous donc pour le génie créateur, pour un Corneille ou un Molière, pour un Beethoven ou un Rossini, si vous prodiguez à des comédiennes, à des ballerines et à des cantatrices, aussi merveilleuses que vous le voudrez, de pareils témoignages d’admiration publique ? D’où je conclus que la leçon que vient de recevoir Mme Grisi à Madrid est bonne à méditer.

Le Théâtre-Italien ne se repose pas, car il vient de reprendre le 29 octobre la Semiramide de Rossini, avec un nouvel artiste pour chanter le rôle si important d’Assur. M. Merly est un Français qui a passé plusieurs années à l’Opéra, et qui vient d’Italie, où il a appris à diriger une fort belle voix de basse, très souple et très mordante. D’un physique avantageux, comédien suffisant, M. Merly chante avec feu et semble ne redouter aucune difficulté de vocalisation. Il pousse l’audace jusqu’au sol des ténors, et ce n’est peut-être pas ce que le virtuose fait de mieux que d’abuser ainsi de la partie élevée de son organe, qui vibre plus qu’on ne le voudrait. Toutefois M. Merly a été remarquable dans l’introduction de cet opéra colossal, et il a chanté avec un vrai talent d’artiste et de comédien la scène et l’air des tombeaux au second acte. Mme Penco, qui manque un peu d’ampleur et de puissance pour le personnage de Sémiramis, a eu d’heureux momens, et elle aurait chanté le duo fameux du second acte avec Arsace, — Eh ben ? a te ferisci, — presque dans la perfection, si elle n’avait outre-passé la liberté que doit se permettre une artiste qui interprète la pensée d’un maître comme Rossini. L’Alboni lui donnait pourtant un exemple qui eût été bon à suivre, en chantant la partie d’Arsace avec autant de charme que d’exactitude. Le duo n’en a pas moins produit un grand effet, et la représentation a été l’une des plus intéressantes de la saison. Un seul homme a gâté, autant qu’il a dépendu de lui, le plaisir de cette belle exécution d’un admirable chef-d’œuvre, c’est le chef d’orchestre. Il n’était question dans le foyer, après la chute du rideau au premier acte, que de ce personnage bizarre qui se démène comme un possédé, qui précipitent altère tous les mouvemens, et qui s’imagine, à tort, qu’il porte toute l’exécution musicale du Théâtre-Italien sur ses épaules. Pas tant de zèle, monsieur Bonnetti, pas tant de zèle, car J’orchestre que vous dirigez si mal entendrait à demi-mot, si vous aviez de bonnes intentions à lui communiquer.