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gnis tout aussitôt d’avoir effrayé ou offensé miss Love. Elle ne parut qu’étonnée ; mais, comme si son amour filial eût parlé plus haut que sa pudeur, elle ne repoussa pas mon élan. Elle se laissa glisser de mes bras dans un fauteuil, et, attachant sur moi ses yeux humides d’une émotion sereine et profonde : — Ah ! je vois bien, dit-elle, que vous m’aimez, puisque vous êtes si heureux de voir que Dieu me rend mon père !

— Et moi, m’écriai-je en tombant à ses pieds, m’aimerez-vous enfin ?

— Je vous aime comme un frère, répondit-elle en me jetant ses deux bras au cou avec une chasteté angélique ; c’est vous dire que je vous aime de toute mon âme !

J’étais si transporté du baiser que je ne scrutai pas la parole. Nous pleurâmes ensemble, et je me crus heureux. Je me crus aimé. Je ne fis point de réflexions. Je ne comparai point cette affection avec celle que je ressentais ; je ne me dis pas qu’il n’y avait point de comparaison possible, et que l’amitié n’est pas la passion.

Hope entrait en ce moment. Sa sœur courut à lui. — Viens, lui dit-elle ; apprends que notre père est hors de danger, et embrasse celui qui nous a aidés à le sauver.

L’enfant, au lieu de m’embrasser, me secoua la main d’une manière tout anglaise ; sa figure exprimait la joie la plus cordiale, mais cet éclair fut de peu de durée. Avant la fin du jour, il reprit avec moi sa réserve et sa froideur accoutumées. Je me persuadais que c’était là sa manière d’être avec tout le monde, qu’il ne faisait d’exception que pour son père et sa sœur, et qu’il avait dans le caractère une certaine raideur conciliable avec des sympathies particulières, enfin que je gagnerais bientôt sa confiance et son attachement.

Je voulus passer encore cette nuit auprès de M. Butler, après quoi, m’étant bien assuré qu’il entrait en convalescence, je dus, en raison des convenances, retourner auprès de ma mère pour deux ou trois jours. Les convenances sont toujours funestes au sentiment. Si je fusse resté à Bellevue, j’aurais peut-être conquis le cœur que je n’avais fait que surprendre.

Je trouvai à La Roche une espèce de réunion de famille. On s’étonnait de mon absence, et ma mère avait beau dire que, M. Butler étant gravement malade, j’avais le droit d’aller tous les jours chez lui ; on savait déjà que j’y avais passé plusieurs nuits, et on s’inquiétait de cette assiduité. — C’est donc un mariage arrêté, décidé, à la veille d’être conclu ? D’où vient que nous l’apprenons par la clameur publique ? Mais comme vous ne nous en avez pas prévenus, comme vous ne nous en faites point part, nous craignons que