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et si sa tranquillité était un peu choquante, du moins sa droiture inspirait une confiance très précieuse. Résolu à ne point renoncer à elle, j’acceptai telles épreuves qu’il lui plairait de m’imposer.

Je la quittai ce jour-là en me disant qu’après tout je n’étais pas assez amoureux d’elle pour que son refus dût me mettre au désespoir. Il en fut de même à nos entrevues de la semaine suivante. Chaque fois que je la quittais, je me sentais plein d’amitié et de sympathie pour elle ; sa raison et sa droiture éteignaient le feu qui me consumait dans l’intervalle de mes visites.

C’était là un phénomène des plus étranges. À mesure que je m’éloignais de Bellevue, et que, perdant le souvenir trop distinct de ses paroles et de son attitude vis-à-vis de moi, je me retraçais son image, sa beauté, sa grâce, sa jeunesse, et jusqu’à sa toilette et au parfum de ses cheveux et de ses rubans, j’étais repris d’une sorte de fièvre qui m’ôtait le sommeil, et qui arrivait à son paroxysme au moment où je partais pour retourner chez elle. J’arrivais ému jusqu’à la passion, et peu à peu, en causant avec elle, je me calmais jusqu’à l’amitié. Il n’en était pas ainsi lorsque je pouvais l’apercevoir et l’observer sans qu’elle fît attention à moi. Alors je la dévorais des yeux, et mon imagination la dévorait de caresses ; mais il suffisait de son regard honnête et ferme, arrivant tout droit sur le mien, pour ramener mon âme à un respect voisin de la crainte.

Je n’étais guère capable d’analyser de tels contrastes et de résoudre un tel problème. Si je m’en étonnais souvent, du moins je ne m’en alarmais pas. Chacune des deux faces si distinctes de mon sentiment faisait d’ailleurs des progrès rapides. Mes agitations loin d’elle arrivaient à me consumer. Mon apaisement à ses côtés devenait de jour en jour plus profond et plus suave. L’amour et l’amitié grandissaient sans hésitation et sans défaillance, mais, chose bizarre, sans se confondre jamais dans une perception nette de mon propre cœur.

Notre intimité faisait des progrès analogues. Chaque jour, aussitôt que je pouvais lui parler sans témoins : — Eh bien ! lui disais-je en lui prenant la main, commencez-vous à m’aimer un peu ?

— Oui, un peu, répondait-elle avec un mélancolique sourire.

— Aujourd’hui un peu plus qu’hier ?

— Peut-être ; il me semble…

Et elle me parlait de nos parens. La santé de son père la préoccupait sans relâche. Dix fois par jour elle me quittait pour aller le trouver. Elle revenait triste, en me disant : — Je le dérange, je l’ennuie. Il est si bon qu’il ne me rebute jamais : il fait tout ce que le médecin a ordonné ; mais je vois bien qu’il ne peut pas me faire un plus grand sacrifice.