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pas ma douleur à moi seule. Quel droit ai-je de me plaindre ? Mon fils vaut-il plus que celui d’une autre mère ? Des milliers de milliers que leurs mères aimaient comme j’ai aimé le mien ont aussi été perdus. O funeste journée de mes noces, pourquoi se réjouissait-on autour de moi ? Les fiancées devraient prendre des habits de deuil, et les cloches ne devraient sonner que des glas. Toute famille nouvelle repose sur cet abîme de douleur, et à peine une âme échappe-t-elle sur mille !

« Pâle, éperdue, glacée de terreur, Mary demeurait muette comme un voyageur qui au milieu des ténèbres et de la tempête voit à la soudaine lueur d’un éclair un abîme s’ouvrir sous ses pas. Elle était confondue d’étonnement et d’angoisse. Les paroles redoutables de sa tante glaçaient son âme : il lui semblait qu’un coin de fer s’introduisait entre sa vie et la vie de sa vie, entre elle et son Dieu ; elle appuyait instinctivement les mains sur sa poitrine comme pour y retenir une image chérie, et elle s’écriait d’une voix suppliante : Mon Dieu ! mon Dieu ! où êtes-vous ?

« Mistress Marvyn allait et venait dans la chambre les joues empourprées, les yeux pleins d’un feu étrange et se parlant à elle-même sans regarder sa nièce, absorbée dans ses pensées de flamme.

« Le docteur Hopkins dit que tout est pour le mieux et ne saurait être autrement, que Dieu l’a voulu en vue du plus grand bien final, que non-seulement il l’a voulu, mais qu’il a pris toutes les mesures pour que cela fût inévitable ; qu’il crée les vases de colère et les prépare pour la destruction, et qu’il a une connaissance infinie qui lui permet de le faire sans porter atteinte à la liberté de ses créatures. Tant pis… Quel usage d’une science infinie ! Que dirait-on si les hommes en agissaient ainsi, si un père prenait tous les moyens d’assurer la perte de son pauvre petit enfant sans violer sa liberté ? Tant pis, je le répète. On dit : Dieu le fait pour montrer dans toute l’éternité par ces exemples terribles la nature mauvaise du péché et ses conséquences ! C’est à cela qu’a servi jusqu’ici la plus grande partie du genre humain, et cela est bien, parce qu’il en peut sortir un surcroît de bonheur infini. Non, cela n’est pas juste. Il n’est pas de félicité pour la majorité des hommes qui justifie la dépravation calculée de quelques-uns. Le bonheur et la misère ne sauraient être répartis ainsi. Je ne croirai jamais que cela soit juste, non, jamais. On dit que la condition de notre salut, c’est d’aimer Dieu, de l’aimer plus que nous-mêmes, plus que nos plus chères affections. Cela est impossible, cela est contraire aux lois de mon être. Je ne puis aimer Dieu, je ne puis le louer ; je suis perdue, perdue, perdue, et le comble de mon malheur, c’est de ne pouvoir racheter mes proches. Je souffrirais volontiers et pour toujours si du moins je pouvais le sauver, lui. Mais, ô éternité, malédiction inexorable, point de fin, point de rivage, point d’espérance ! »


Cette scène a fait scandale aux États-Unis. Aussi Mme Stowe, dans sa préface, met-elle son livre sous la protection du public anglais, qui a été si bienveillant pour elle. Nous avons laissé aux dames le soin de juger la théorie de Mme Stowe sur l’amour ; nous renverrons aux théologiens sa théorie sur la destinée future. Nous nous en tiendrons à l’avis de Gandace, quand elle a pris sa maîtresse sur ses