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cette vieille habitude de sentir pour lui, de penser pour lui, de prier pour lui, d’espérer et de craindre pour lui, qui est, hélas ! le fléau de notre sexe, sans ce fatal quelque chose que ni le jugement, ni la volonté, ni la raison, ni le sens commun ne réussissent à étouffer, peut-être Mary aurait-elle fini par aimer le docteur. »


Le docteur ne gagne point de terrain, et mistress Scudder, cette mère clairvoyante, se fait à ce sujet d’étranges illusions.


« Quelquefois mistress Scudder songeait avec un serrement de cœur aux regards et à l’accent de Mary le soir où elles avaient parlé de James ; elle avait un sinistre pressentiment qu’il y avait au fond de ce jeune cœur un sentiment que rien ne pourrait en arracher, et pourtant Mary paraissait d’une humeur si égale et si calme, son corps délicat se développait et s’arrondissait avec tant de charme, elle chantait si gaiement en travaillant, et par-dessus tout elle était si complètement muette sur le compte de James, que sa mère espérait.

« Ah ! ce silence ! N’écoutez pas les éloges que distribue une femme pour savoir où est son cœur, ne demandez pas de qui elle parle avec enthousiasme ; mais s’il est un homme qu’elle ait bien connu et dont le nom ne sorte jamais de ses lèvres, si elle semble éviter instinctivement toute occasion de le prononcer, si, quand on en parle, elle arrête tout à coup et change la conversation, prenez garde, il y a quelque chose dans son cœur. De même, quand vous traversez un épais gazon, si un oiseau fuit avec ostentation devant vous, soyez sûr que son nid n’est pas là, qu’il l’a laissé bien loin, sous quelque touffe de fougère, et qu’il s’est glissé silencieusement à travers l’herbe pour jouer devant vous sa naïve comédie.

« Le petit nid de la pauvre Mary était le long de la plage, où la mer jetait ses plantes aux mille couleurs comme des lambeaux de la parure des néréides. L’Océan était devenu pour elle comme un ami avec son invariable monotonie. Elle allait souvent s’asseoir sur quelque roche contre laquelle se brisaient les flots ; elle écoutait leurs mugissemens, elle suivait de l’œil les colonnes d’écume que rougissaient les derniers rayons du jour, et par-dessus la plaine azurée elle découvrait une voile à peine grande comme les ailes d’une mouette. Il lui semblait parfois qu’une porte s’ouvrait devant elle, par laquelle elle pénétrait dans l’éternité, dans quelque abîme si large et si profond que la pensée ne pouvait le sonder. Elle cessait alors d’être une jeune fille dans un corps mortel : c’était un esprit infini prosterné aux pieds de la beauté et de l’amour infinis. »


Tout concourt donc à alimenter cet amour qui tient trop de place dans le cœur de Mary pour pouvoir en être banni. Les moindres détails de la vie domestique viennent à chaque instant raviver ce souvenir que mistress Scudder voudrait écarter. Cette passion est si pure et si désintéressée, qu’elle se confond aisément avec les aspirations mystiques qui remplissent l’âme de la jeune fille, et quand Mary croit s’occuper de Dieu seul, elle est tout entière à son amour. Cependant les événemens se déclarent en faveur du docteur. Un