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sur son cœur. C’était seulement au milieu de ses prières et dans l’accomplissement de quelque acte d’amour ou de charité, ou dans la contemplation de ce beau jour du millenium, dont son guide spirituel se plaisait à l’entretenir, qu’elle avait la force de se réjouir et de se sentir heureuse. »


Si Mary tient la première place dans les affections de la veuve Scudder, la seconde appartient incontestablement au ministre de la paroisse, au docteur Hopkins, que la matrone a l’honneur d’avoir pour pensionnaire. Le docteur est un grand homme sec et maigre, qui déjà touche à la maturité ; il n’est pas beau, mais quand on lui a posé sa perruque bien droite et qu’on a défait les faux plis de sa robe noire, il a l’air imposant ; par momens, le feu de la foi ou de la charité vient illuminer sa figure et transformer tous ses traits. C’est sous cet aspect que mistress Scudder le voit toujours. Disciple du grand Edwards, il est l’apôtre du renoncement absolu et de la prédestination, et avec une logique inexorable il pousse jusqu’à leurs conséquences les plus effrayantes les rigoureuses doctrines du calvinisme sur la grâce. C’est du reste un véritable homme de bien, qui ne transige pas plus avec ses devoirs qu’avec ses principes, et quelque désireux qu’il soit de publier son Système de Théologie, il n’hésite point à malmener les paroissiens dont la souscription lui est le plus nécessaire, s’ils viennent à broncher dans le chemin de la foi. Uniquement partagé entre l’étude et ses fonctions, il mène une vie d’anachorète, et il semble que toutes les choses de la terre lui soient étrangères. Erreur profonde : la théologie ne remplit pas seule son âme, et ce n’est point en vain qu’il a une élève aussi attentive, aussi intelligente et aussi jolie que Mary Scudder.


« A l’ombre du toit de mistress Scudder, et sous l’aile prévoyante de cette infaillible ménagère, le docteur se trouvait dans la situation la plus chère à tout homme studieux et méditatif ; il n’avait plus à se préoccuper en rien de la vie extérieure : tout semblait venir se placer sous sa main, juste au moment où il en avait besoin, sans qu’il sût ni pourquoi ni comment. Aussi n’était-il nulle part plus heureux que dans son cabinet de travail. Là il allait et venait, il lisait et méditait à son gré, et menait la vie la plus intellectuelle et la plus idéale qu’homme puisse souhaiter.

« Était-il possible que l’amour entrât dans le cabinet d’un révérend docteur, et qu’il pénétrât dans un cœur vide et dépouillé de tous ces lambeaux de poésie et de roman qui lui fournissent d’ordinaire les matériaux de ses sortilèges ? Oui vraiment ; mais l’amour vint si discrètement et si pieusement, d’un pas si sage et si prudent, que le bon docteur ne leva jamais le nez pour voir qui entrait. La seule chose qu’il sût, le pauvre homme, c’est qu’il respirait un air d’une étrange et subtile douceur. De quel paradis cet air émanait-il ? Le docteur n’interrompit jamais ses études pour se le demander. Il était comme un grand orme noueux, avec sa parure de rameaux et de brindilles, qui dresse sa tête nue et glacée jusqu’au bleu métallique d’un ciel d’hiver, oublieux de ses feuilles, patient dans son dépouillement,