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Elle prend soin de nous avertir elle-même, car à peine a-t-elle mis en présence ses principaux personnages qu’elle s’écrie :


« Je vois d’ici des hommes graves commencer à secouer la tête, et de vénérables et sages esprits se prendre à soupçonner que cette histoire pourrait bien n’être, après tout, qu’une histoire d’amour.

« Je vous assure, très révérend ministre, et vous, très discrète dame, qu’en effet elle ne sera point autre chose. Si vous voulez bien me suivre, vous découvrirez que la flamme du roman brûle aussi vive sous les bancs de glace du froid rigorisme puritain, que si le docteur Hopkins avait été un habitué de l’Opéra au lieu de se consacrer à la prédication métaphysique, et que si Mary s’était nourrie de la poésie de Byron au lieu de repaître son esprit du traité d’Edwards sur les affections. »


C’est donc de propos délibéré que Mme Stowe s’est mise à écrire une histoire d’amour, malgré le dédain des gens graves pour ce genre d’ouvrage. Un parti-pris suppose toujours une arrière-pensée. Aussi ne croyez pas qu’après avoir exercé par ses deux premiers romans une action politique incontestable, Mme Stowe ait obéi à un pur caprice, au désir de se distraire et de délasser son esprit. Ce livre, d’apparence frivole, est le développement d’une thèse de morale, et malheureusement d’une thèse de théologie. Cette dernière fera probablement le succès du livre en Angleterre, mais elle lui nuira singulièrement près des lecteurs français. Tenons-nous-en, pour le moment, à la thèse de morale. Elle est assez explicitement indiquée dans un chapitre, ou plutôt dans une digression ingénieuse intitulée : Quelques mots sur le roman ; mais elle ressort de tout l’ouvrage. On ne saurait mieux le résumer qu’en l’appelant la réhabilitation du romanesque dans la vie humaine. Nous apportons tous en ce monde un élément divin, presque impersonnel, qui est le côté le plus élevé et le moins durable de notre nature. C’est lui qui nous rend capables d’affection désintéressée, de dévouement, de sacrifice, d’amour ; c’est lui qui peut maîtriser en nous les passions et les appétits grossiers. La sagesse humaine, uniquement préoccupée des choses de la terre, qualifie de romanesque cet élément divin et s’efforce de l’extirper de notre âme, sans se douter qu’elle tarit du même coup la source des sentimens généreux, des grandes inspirations, des jouissances dignes d’un noble cœur, et nous rend le vrai bonheur impossible. Il ne faut donc point être trop sévère pour les entraînemens d’un jeune esprit ; il faut surtout craindre de ramener trop violemment et trop complètement les âmes vers les soins terrestres. Au fond, cette thèse que la moindre exagération rendrait singulièrement dangereuse, que l’auteur environne de mille précautions de langage, est une critique réservée, prudente, à mots couverts, mais assez vive pourtant, du rigorisme mêlé d’hypocrisie de la Nouvelle-Angleterre, et surtout des tendances matérialistes de la société américaine.